Les années 2010’s auront permis de voir la naissance d’une sortie de trilogie thématique involontaire de la part de trois réalisateurs différents : avec
Gravity,
First Man et
Ad Astra, Cuarón, Chazelle et Gray auront chacun livré leur vision d’une même histoire, celle du voyage d’un héros qui va devoir effectuer un voyage dans l’espace afin de faire le deuil qu’il ne peut pas faire sur Terre, voyage qui se conclura par son retour à la vie, presque sous la forme d’une renaissance. Trois films qui ont trouvé grâce à mes yeux, chacun à leur façon, mais c’est clairement
Ad Astra qui résonne le plus en moi d’un point de vue purement personnel, non seulement sur la personnalité du protagoniste, mais aussi sur le sujet de la quête, l’ambiance mise en place par Gray, les influences, etc…
Dans la carrière de Gray,
Ad Astra sonne comme une sorte d’aboutissement : non seulement le film se veut être un prolongement de
Lost city of Z sur plusieurs niveaux, la filiation paternelle, thématique présente dans quasiment chacun de ses films, n’a jamais été autant au centre de l’intrigue, et puis surtout le film est l’occasion pour Gray de réaliser l’un de ses rêves, à savoir réaliser une adaptation officieuse de Heart of Darkness, le tout sous l’influence de ses films préférés (
Apocalypse Now et
2001 notamment). Un projet pour le moins ambitieux donc, et dont le résultat final tranche avec ce que les blockbusters d’aujourd’hui proposent : il n’est ici nullement question de spectacle et de rythme soutenu, chez Gray on est dans l’introspection constante, où le rythme lent permet de prendre le temps de poser l’univers et de décrire l’évolution de l’état d’esprit du personnage. D’autant que le personnage en question est pour le moins particulier, et c’est là où le film commence à toucher en moi une corde sensible, car à mon sens
Ad Astra est peut-être le meilleur film que j’ai pu voir traitant de l’autisme.
C’était l’évidence même à la découverte du métrage, le personnage de Roy McBride est quelqu’un atteint de troubles du spectre autistique. Toute la construction narrative est basée là-dessus, l'évolution du personnage aussi, idem pour la forme visuelle et l’interprétation, et c’est quelque chose qui se confirme en s’informant sur les premières versions du script, où Gray rendait explicite ce point, pour finalement décider de rendre la chose plus subtile (à raison). Cela rend le film d’autant plus captivant à mon sens car ça transforme la quête du personnage en quelque chose de bien plus puissant, et à la fin ce n’est pas tant la question d’avoir retrouvé le père qui importe, mais plutôt celui d’avoir laissé de côté ce qui l’empêchait d’avancer (le départ du père à un jeune âge, après tout, pourrait être la cause des troubles de Roy), et de pouvoir s’ouvrir vers l’extérieur (le film commence avec un monologue où McBride précise qu’il déteste être touché, et la première chose qu’il fait à son retour sur Terre est de prendre une main tendue pour être relevé, c’est symboliquement très fort).
Tout le film va épouser le point de vue renfermé du protagoniste, et autant c’est quelque chose qui est évident avec l’utilisation du silence ou de la voix-off, autant ça passe aussi dans des choses très subtiles, en témoigne le plan où la femme laisse ses clés avant de quitter Roy, Gray filme la scène de façon à complètement isoler son personnage via la mise au point. Le tout donne un film, comme dit plus haut, complètement opposé à ce qu’on pourrait attendre d’un film spatial avec Brad Pitt en lead, les situations sont là pour servir le personnage, et pas l’inverse, chaque scène prend son temps, l’ambiance visuelle a des parti-pris extrêmes (superbe partie sur Mars), et même la musique part dans quelque chose de bien plus expérimental que classique. Le film permet aussi à Gray de souligner une vision de l’humanité peu flatteuse : chaque étape du voyage de Roy est un rappel que les humains répètent sans cesse les mêmes erreurs, sont des world-eaters (la Lune avec ses centres commerciaux et ses pirates, les expériences animales sur la station, Mars avec son apparence de prison et ses directives où l’empathie n’a plus sa place), et finalement le but ultime du père aux confins du système solaire s’avère être ni plus ni moins qu’un mirage, un moyen comme un autre de fuir la folie des hommes en cherchant une autre forme d’intelligence dans l’univers (et là aussi, le constat est désespérément pessimiste : nous sommes seuls dans cet immense vide).
Gray passe un cap en termes de mise en scène, l’ampleur du projet aidant, et ça lui permet clairement de montrer son côté formaliste, chose qui n’était pourtant pas si présente que ça dans ses films antérieurs. Le film entier est visuellement une ode à la solitude (l’espace a rarement été aussi bien filmé à mon sens), à la place infime de l’humain dans un environnement qui le dépasse complètement, sublimé par des ambiances propres à chaque environnement (gros boulot sur l’utilisation des couleurs). Le tout est entrecoupé de beaux morceaux de bravoure, que ce soit la chute de l’antenne dans les premières minutes, la traversée du lac artificiel, l'atterrissage sur Mars et surtout l’attaque des pirates sur la Lune, où le découpage précis et le sound-design fait des merveilles.
Mais le film n’est jamais aussi bon que dans ses moments intimistes, et pour le coup ça doit énormément à la prestation de Brad Pitt, que je trouve extrêmement sous-estimée. C’est simple, c’est à mes yeux l’une des meilleures performances de sa carrière, il y est tout en retenue de sentiments, d’intériorisation, pour exploser sur deux scènes où il est juste magistral (le message envoyé au père, puis le moment où ce dernier lui demande de le laisser partir). Il porte en plus le film entier sur ses épaules, et à mes yeux il méritait toutes les récompenses du monde pour ce rôle. Tommy Lee Jones, malgré son peu de présence à l’écran, n’est pas en reste et rappelle quel sacré acteur il peut être. En seulement quelques minutes il donne énormément d’épaisseur à ce personnage qui a sacrifié la totalité de son existence (famille, équipage, décennies) pour l’espoir qu’on lui dise qu’il n’est pas seul.
Quand à Liv Tyler, je suis surpris de lire généralement qu’elle aurait mérité plus de scènes, alors que c’est justement sa présence quasi fantomatique qui rend son personnage aussi symbolique. J’ignore si c’était l’intention première de Gray, car entre les reshoots, le remontage et les nombreux plans présents dans les trailers et qui ne sont pas dans le final cut, ça donne l’impression qu’elle devait être bien plus présente, mais de mon côté j’adore la façon dont elle est traitée au final, on évite le côté drama lourdingue dans lequel le film aurait pu tomber (et globalement, vu le contexte de production du film avec le rachat de la Fox, je suis très surpris que le film reste autant une expérience singulière et pas une tentative de blockbuster). Bref,
Ad Astra est à mes yeux très proche du chef-d’œuvre, un film où j’ai l’impression de redécouvrir sa densité à chaque vision, le tout enrobé d’une mise en scène qui confirme tout le bien que je pouvais penser de Gray, c’est ni plus ni moins qu’un de mes films préférés de la décennie passée.