The Crowd (La Foule) de King Vidor
(1928)
J'étais pas spécialement motivé à la base pour écrire sur ce film mais le fait que ce soit à mes yeux une découverte à peu près équivalente à celle de Metropolis plus tôt dans l'année fait que je me sens un peu obligé de poser quelques lignes, ne serait-ce que pour donner envie aux quelques personnes ici n'ayant pas peur du cinéma muet. De ce que j'ai pu voir jusqu'ici dans ma vie de cinéphile, il a fallu du temps au cinéma américain pour avoir des mises en scène que je qualifierais volontiers de modernes. Bien sûr, il y a eu des noms comme Griffith, mais c'était souvent de la réalisation qui jouait sur des échelles de plan, du montage et surtout de la démesure, et ça n'empêchait pas le fait que ça restait la plupart du temps beaucoup trop fixe, avec le gimmick de la caméra posée de façon à filmer la totalité de la pièce dans laquelle se déroule la scène. A mes yeux, c'est vraiment du côté de l'Europe qu'est venu la définition réelle de la mise en scène, avec des noms comme Murnau, Lang et Eisenstein, et du coup là où je veux en venir c'est que The Crowd est le premier film aussi vieux, réalisé par un américain, où je ressens l'influence des personnes cités pour accoucher d'un truc hyper moderne visuellement.
King Vidor, c'est un cinéaste que j'ai involontairement évité jusqu'ici, et ce n'est pas plus mal car le fait de commencer avec un de ses films de sa période muette me donne carrément envie de voir ce que le bonhomme est capable d'offrir avec la couleur et le son en plus. Pour un film de 1928, et donc très peu de temps après L'Aurore et Metropolis, c'est d'une ambition visuelle complètement dingue, ça regorge de plans aussi fous les uns que les autres (la découverte des bureaux où va travailler le héros, les surimpressions de rues de New York, le plan final) et c'est même pas gratuit comme si Vidor avait voulu singer qui que ce soit, non c'est vraiment en accord avec son sujet et c'est toujours très bien pensé. Côté script, c'est assez fort car on est peut-être sur un des films qui arrive le mieux à traiter la question du rêve américain. L'histoire d'un homme né un 4 juillet (le symbole est fort : c'est l'américain absolu), à qui on répète pendant toute son enfance qu'il deviendra un homme important, mais qui va devoir être confronté aux dures réalités de la vie une fois arrivé dans une ville où des millions de gens cherchent à dépasser leur condition et à toucher du doigt un rêve inaccessible. La déchéance du personnage qui va suivre, elle pourrait être analysée longtemps, et avoir de multiples raisons, entre le protagoniste en manque de repères, le fait qu'il attende l'opportunité au lieu de la provoquer, ou tout simplement la société qui entretient ce doux fantasme. Mais la puissance du film, c'est justement de ne pas donner de raison complètement claire, et donc de provoquer autant au personnage qu'au spectateur le questionnement qui a dû en remuer plus d'un à l'époque (et juste avant la crise de 29 en plus).
S'ajoute à cela une histoire d'amour quasiment aussi belle que celle de L'Aurore, et qui connaît nombre de passages absolument touchants (la destinée de la gamine, un véritable crève-cœur), qui vient contrebalancer la morosité du sujet. Là encore, ça vient rajouter de l'eau au moulin au fond du film, qui raconte aussi de ce qu'est devenir en adulte en endossant les responsabilités et de faire la part des choses sur ses ambitions, et ça débouche sur une fin qui me paraît particulièrement juste, et qui sonne vraiment comme du Capra avant l'heure. J'ajouterais enfin que le film m'aura permis de découvrir James Murray, figurant qui est devenu, sur décision de Vidor, l'acteur principal du jour au lendemain, et qui aura connu une destinée tragique qui annonçait les dérives du star-system hollywoodien. C'est triste car le bonhomme porte le film sur ses épaules, et est juste sur la totalité de ses scènes. Un grand film muet, le plus beau à mes yeux avec Metropolis et L'Aurore, et qui me rend extrêmement curieux sur le reste de la carrière de Vidor.
8/10