Bess, jeune femme habitant dans un austère village d’Ecosse, se marie un jour avec Jan Nyman, un étranger (probablement anglais). C’est le grand amour, amour qui est mis à mal une première fois lorsque Jan, après avoir fini son congé pour se marier, doit regagner la plateforme pétrolière où il travaille, laissant Bess seule dans l’ennui et le rigorisme religieux de son village. Et il est mis à mal une deuxième fois lorsque Jan se blesse et revient auprès d’elle paralysé. Soucieux de ne pas voir sa jeune épouse gâcher sa vie auprès d’un paralytique, il lui demande de fréquenter d’autres hommes. Perturbée, Bess sombre alors dans une prostitution délirante, pensant que faire l’amour avec la lie du village sera un moyen de le faire par procuration avec Jan, mais aussi un acte sacrificiel apprécié de Dieu et influant sur la santé de son mari, en attendant une guérison complète.
Récemment j’entendais un animateur à une émission sur France Cul dire, alors qu’il s’agissait de chroniquer
The House That Jack Built, qu’il avait arrêté de regarder les films de Lars Von Trier depuis
Breaking the Waves, film qu’il avait trouvé « absolument dégueulasse ». Et depuis longtemps j’ai souvent entendu parler d’un film rude, d’un film pivot dans l’œuvre du Danois, avec un avant et un après
Breaking the Waves. Sans l’avoir jamais vu dans son entier, j’avais cependant le vif souvenir d’une séquence aperçue en zappant lors d’une diffusion sur Arte. Une fille habillée comme une pute, avançait en chialant en tenant à ses côtés son vélo, tandis que d’horribles gosses la caillassaient de loin en l’insultant. Vision charmante que je n’ai jamais vraiment oubliée, que j’ai toujours associée dans un coin de ma tête à ce film où il s’agit donc de briser les vagues.
Un bon paquet d’année plus tard je décide donc de retrouver cette fameuse scène, un peu plus armé pour mieux saisir l’univers de Trier, et tout de même un peu inquiet par rapport à la « dégueulasserie » du propos.
Deux heures quarante après, il faut reconnaître que le film propose une sacrée odyssée, odyssée finalement bien moins « dégueulasse » qu’éprouvante. Et en même temps simple et magnifique. Simple car l’histoire d’amour entre Bess et Jan n’a au début rien de compliqué. C’est un coup de foudre mutuel, Bess tombe amoureuse de ce gars venu d’un pays où il y a de la bonne musique (c’est ce qu’elle dit au début aux religieux de son patelin) avant que le couple ne décide rapidement, presque sur un coup de tête de se marier, et au diable les ragots des sceptiques ! Le couple n’est pas particulièrement glamour, pas du tout Hollywood même. Lors de la nuit de noces, la parade nuptiale de Jan est même un brin repoussante. Il livre à Bess le spectacle de son corps ordinaire avec au milieu son engin qui pendouille. N’importe, Bess est amoureuse, elle peut voir et toucher l’intimité de son époux, c’est tout ce qui compte. Plus tard, avant de regagner sa plate-forme pétrolière, Jan lui fera présent d’une belle robe moulante multicolore, sexualisant ce corps qui paraît au début assez peu féminin. « Les couleurs sont magnifiques ! » s’exclame Bess en découvrant la robe. Bien pour elle car le spectateur, qui doit composer avec les tripatouillages colorimétriques de Trier (l’image est rugueuse et très désaturée, fruit d’un double transfert d’image – de la pellicule à la vidéo puis de la vidéo à la pellicule), ne voit qu’un vêtement fadasse, aussi terne que l’endroit où elle vit. Mais Jan et Bess sont amoureux, et seuls eux (peut-être aussi les amis rigolards de Jan) sont capable de voir ces couleurs.
Après, donc, leur histoire se complexifie avec la paralysie de Jan. Ce dernier, un rien dépressif et shooté aux médicaments, en arrive à demander à Bess de s’offrir du bon temps avec d’autres hommes pour ne pas ruiner sa belle jeunesse à attendre une guérison miraculeuse. C’est le début pour Bess d’une descente aux enfers qui l’amènera à se faire tringler par de la viande d’alcoolo avant d’échouer dans un bateau rempli de marins barbares. Le terme « odyssée » utilisé plus haut convient assez bien à son périple. C’est une odyssée inversée, avec cette fois-ci un Ulysse handicapé qui attend, tandis que Pénélope va voyager sur son île pour s’accoupler avec les premiers prétendants venus. La vraie Pénélope faisait et défaisait une tapisserie pour repousser les prétendants tout en espérant le retour de son mari. Bess défait sa vie en acceptant en elle n’importe quel membre, en espérant que cela permettra, par on se sait quel transfert magique, le retour médical de son mari. Avec, en guise de cyclopes, le prêtre de la paroisse et ses pratiquants parmi les plus rigoristes, vieux bonshommes barbus peu portés au pardon. Pour une femme, pénétrer dans leur église, c’est un peu pénétrer dans la grotte de Polyphème. Une fois à l’intérieur, vous laissez les hommes parler, les femmes n’y ont pas le droit de s’exprimer, elles sont alors « Personne ». Finalement, si on s’amuse à pousser l’association plus loin, Jan, avec sa masse chevelue et vigoureuse, est le bouc qui lui permet de s’extraire de cet antre terrible. Mais la malicieuse remarque de Bess au début du film, alors qu’un de ces hommes lui demande de citer une seule chose valable apportée par ces étrangers et qu’elle lui répond « leur musique », a tout de la provocation d’Ulysse, provocation de trop qui amènera la malédiction, en tout cas le refus d’aider cette pauvre pécheresse.
C’est que nous sommes dans un monde où les églises n’ont pas de cloches parce que le croyant, entendez le vrai croyant, le dur de dur, n’en a pas besoin pour croire. Seul compte les pierres de l’édifice religieux, le métal des cloches est de trop. La pierre, rien que la pierre, comme pour figurer la fermeté de la croyance. Du coup ce prêtre et ces vieillards ne sont pas sans avoir des allures de titans que rien ne viendra ébranler. Lors du repas de noces, l’un des amis de Jan (joué par Jean-Marc Barr) s’amuse à provoquer un vieillard en buvant cul sec une bière puis en écrasant sa canette dans la main. Le vieillard ira plus loin : il boira un verre rempli d’un breuvage que l’on suppose plus alcoolisé qu’une bière, puis explosera son verre de la main sans que son visage n’exprime la moindre douleur.
Bien plus, quand Bess et Jan assistent au début aux funérailles (enfin non, juste Jan car les femmes n’ont pas le droit d’assister aux enterrements) d’un pauvre pécheur, c’est pour entendre le prêtre dire carrément dans son oraison que le macchabée va aller tout droit en enfer. « Bloody cheerful ! », dira un Jan choqué. Enfin, quand Bess se fait caillasser façon Marie Madeleine par des gosses du village parce qu’elle est devenue l’ignominieuse prostituée du coin, elle s’effondre subitement, inconsciente, au pied de l’église. Le pasteur arrive, demande aux gosses de s’éloigner, s’approche de Bess… va-t-il enfin lui venir en aide ? Ce serait mal connaître cet homme dont le visage rond, lisse, les cheveux plaqués en arrière donne l’impression d’avoir été façonné année après année par le rude vent qui traverse cette zone côtière. Dorénavant tout glisse sur lui, y compris les sentiments de commisération que sa charge l’obligerait pourtant à ressentir.
Pour Bess, succombant dans la prostitution la plus vile – et la plus dangereuse, ne pouvant espérer la moindre main tendue (même sa mère la rejette), cela ne peut que mal se terminer. Et ce sera le cas. Mais le film ne sera pas pour autant « dégueulasse ». Impossible de comprendre tous ceux qui lui collé cette étiquette et même ceux qui s’obstinent à voir en Trier, métrage après métrage, un réalisateur faisant dans l’abjection. Tout vient d’une dernière séquence que l’on s’abstiendra évidemment de révéler. Alors que l’on se sent à la fin absolument tétanisé, aussi amorphe que Jan, elle est de ces scènes qui vous font sentir un frisson le long de l’échine, brève et stupéfiante incursion de Trier dans le réalisme magique (qu’il réitérera avec
Melancholia et
The House That Jack Built), foyer cosmique qui ne contrebalance pas pour autant la noirceur de sa filmographie mais qui tend du moins à la relativiser ou, pour reprendre un mot du titre, à la briser quelque peu.