En 2003, la sortie des suites de
Matrix à quelques mois d’intervalle est clairement l’un des évènements cinématographiques de l’année, où tout le monde attend les Wachowski au tournant. Ces dernières, bien décidées à rendre l’univers
Matrix disponible pour tous, font en sorte de pencher vers quelque chose que seules les grosses franchises peuvent se permettre : le cross-media. La formule est simple : proposer sur plusieurs aspects culturels les différentes facettes d’une même histoire. Dans ce contexte, avec le jeu vidéo Enter the Matrix et quelques comics, viendront les courts-métrages
Animatrix, réunis en un bloc qui sera disponible dans quelques salles aux États-Unis, puis en vidéo sur la majorité des territoires internationaux. Mais les Wachowski, ne faisant pas les choses à moitié, font en sorte d’avoir certains des plus grands noms de l’animation japonaise sur ces courts-métrages, laissant à certain la liberté d’écrire leur propre scénario, permettant ainsi des idées visuelles et scénaristiques parfois très différentes de ce que l’on peut trouver dans la trilogie.
Final Flight of the Osiris de Andy JonesSans doute le plus connu des courts de l’ensemble, et pour cause : non seulement il est le seul à être entièrement conçu en images de synthèse (là où les autres privilégient l’animation 2D) mais il est surtout une introduction directe à
Matrix Reloaded, puisqu’il retrace les derniers moments de l’équipage qui découvrira l’existence de l’armée des Machines en route vers Zion. On sent clairement la patte du studio Square Pictures (qui créa
Final Fantasy - The Spirits Within deux ans plus tôt) avec notamment sa touche photoréaliste, et de cette intention découle à la fois les forces et faiblesses du court. Le rendu a beau être bluffant par moment, il faut quand même bien avouer qu’il fait son âge, et de ce fait on a quelque chose d’assez inégal visuellement. A cela s’ajoute un manque d’identité flagrant : là où les autres courts se distinguent chacun par une esthétique qui diffère de ce que l’on connaît de
Matrix, celui-ci fait tout pour coller au détail près au visuel du film de 1999. Une reconstitution honorable qui empêche le film d’être autre chose qu’une bande-démo technique, d’autant que le script se contente du minimum : même après l’avoir vu, la vision qu’on peut avoir de
Matrix Reloaded reste inchangée. On sent donc que c’est le court fait pour vendre des dvd en vendant une histoire intimement liée au second opus de la trilogie, mais au final c’est clairement le plus vain et le plus précipité (sûrement à cause d’un budget qui avait ses limites) des courts du film.
The Second Renaissance de Mahiro MaedaConter le pourquoi et le comment du conflit entre humains et machines avait de quoi rendre suspicieux, car après tout l’univers de
Matrix fonctionne aussi énormément par ce qu’il évoque et ne montre pas, il y avait donc possibilité de ruiner une des grandes qualités du film de 1999. Heureusement, ce n’est pas le cas, et le court a tendance à même faire un effet inverse, puisqu’il enrichit considérablement la mythologie de l’univers, notamment en faisant apparaître les machines comme des victimes devenues bourreaux uniquement à cause des décisions humaines. Du coup, cela permet d’aborder la trilogie, notamment les suites, avec un regard nouveau et cohérent, et c’est fait avec beaucoup de générosité puisque le court, divisé en deux parties (une première sur les prémices du conflit, une seconde sur la guerre et ce qui amènera à la création de la Matrice), s’avère être le plus long du film. Visuellement, le court fait un peu peur sur ses premières minutes, avec beaucoup de décors figés et une animation assez pauvre, mais ça s’améliore vraiment par la suite et surtout le court se permet des audaces visuelles assez dingues, que ce soit sur des compositions ou sur la violence graphique (les mises à mort des humains puis les expérimentations pour leur esclavage visuel font froid dans le dos).
Kid’s Story de Shinichiro WatanabeAvec
Animatrix, on sent que les Wachowski ont un lien particulier avec
Cowboy Bebop, puisqu’elles feront appel au créateur de la série pour réaliser deux courts, l’un avec un script déjà défini, et un autre basé sur une histoire originale. Ici, on suit la genèse d’un personnage secondaire des suites, à savoir le Kid, jeune homme qui réussira à s’extraire lui-même de la Matrice mais qui vénèrera tout de même Neo en le considérant comme son sauveur. Le court est loin d’être mémorable scénaristiquement (on a la rencontre avec Neo, puis une course-poursuite, puis un épilogue, c’est un peu light) mais visuellement c’est sans doute un des plus réussis avec un style très crayonné qui rend très bien en mouvement.
Program de Yoshiaki KawajiriAvant de le revoir c’était un des courts que j’aimais le moins, parce que trop foufou et déconnecté de l’univers visuel des films, et aujourd’hui c’est finalement un de mes préférés
. Déjà on sent bien que derrière il y a le réal et le character designer de
Ninja Scroll, mais en plus on sent bien la patte du studio Madhouse, notamment avec une animation aux petits oignons. Le script est tout con mais part d’un postulat intéressant : la révélation d’un traître qui compte retourner dans la Matrice, qui va donner lieu à un combat à mort dans un programme se déroulant dans le Japon médiéval. Autant dire que ça claque sévère, autant sur le récit (même le twist final est bien amené) que sur l’audace visuelle avec un super jeu sur les contrastes. Avec le recul, c’est peut-être bien le court que je préfère.
World Record de Takeshi KoikeAutre court de Madhouse, et autre script de Kawajiri, et le moins qu’on puisse dire c’est que le mec exploite à merveille les possibilités de l’univers
Matrix. On y suit la course du record du monde du 100 mètres avec un athlète qui va tellement dépasser les limites de son corps qu’il va involontairement se déconnecter de la Matrice avant que des Agents ne s’occupent de lui. Encore une fois, une base toute bête mais qui fonctionne complètement, et là pour le coup c’est complètement transcendé par son réal, Takeshi Koike, souvent cité pour avoir réalisé les parties animées de
Kill Bill mais qui est surtout le réal du trop méconnu
Redline, et dont on retrouve totalement le style over the top où l’on déforme à loisir les formes humaines pour créer des sensations de mouvement uniques. Mon second court favori du film.
Beyond de Kôji MorimotoClairement le court le moins captivant de la sélection, et pour cause : on est vraiment très éloigné des films vu qu’on va suivre des personnages connectés à la Matrice mais qui, du début à la fin, ignoreront leur condition d’esclaves virtuels. L’histoire consiste donc simplement à suivre une bande de gamins qui vont découvrir une maison où des lois de la physique n’existent plus à cause d’un bug, et ça se résume globalement à ça. Alors oui, ça fait une petite pause dans le programme, et oui ça permet d’exploiter intelligemment un dialogue de
Matrix Reloaded sur les visions fantastiques au sein de la Matrice, mais au final ça fait bien peu, d’autant que le court a tendance à tirer un peu en longueur pour ce qu’il raconte.
A Detective Story de Shinichiro WatanabeSecond court de Watanabe, et cette fois un script original qui lui permet de surfer sur une tendance bien connue des fans de
Cowboy Bebop : celle du film noir. On a donc un pur film de détective façon années 40, avec un privé qui va partir à la recherche de Trinity pour finalement se lier d’amitié avec elle. En soit, le script est pas spécialement dingue, loin de là, mais l’ambiance est vraiment maîtrisée et ça fait plaisir de voir un regard aussi différent sur l’univers des Wachowski. Marquant donc, mais pas non plus indispensable.
Matriculated de Peter ChungUn peu mitigé sur celui-là : déjà c’est beaucoup trop long pour ce que ça raconte, et autant la partie dans le Monde Réel marche bien, autant le programme WTF tire vraiment en longueur pour absolument rien. C’est dommage car le court exploite l’idée sympathique que les machines puissent être reprogrammées pour devenir alliées avec les humains, mais que cela peut avoir des conséquences désastreuses (dommage d’ailleurs que l’héroïne meurt : la fin aurait été encore plus glauque avec elle vivante, prisonnière de son propre piège). Au final, de ce court, on retient surtout le design des personnages, et en particulier des Machines, qui tranchent énormément avec les Sentinelles des films.
En conclusion,
Animatrix a beau être inégal dans ce qu’il propose, il permet surtout de proposer des regards différents sur un univers riche en possibilités. Sur ce point, l’entreprise est tellement réussie qu’on en vient à regretter qu’il n’y ait pas eu plus par la suite, que ce soit sous la forme de court, de série ou de long-métrage. Une compilation évidemment indispensable aux amateurs de la trilogie Matrix, mais aussi une curiosité à conseiller pour les autres.