Le choix de traduire ces noms appelle sans doute quelques explications. Conserver tous les noms sous leur forme originelle aurait, m’a-t-il semblé, eu pour effet de masquer une caractéristique essentielle de l’époque du point de vue des Hobbits (point de vue que j’ai cherché le plus souvent à conserver) : le contraste entre une langue très répandue, pour eux aussi ordinaire et habituelle que l’anglais peut l’être pour nous, et les vestiges encore présents de langues beaucoup plus anciennes et plus vénérables. Si je m’étais contenté de transcrire tous les noms, ils auraient semblé tout aussi obscurs aux yeux des lecteurs modernes – si, par exemple, le nom elfique Imladris et son équivalent occidentalien Karningul avaient tous deux été laissés tels quels. Mais parler d’Imladris au lieu de Fendeval reviendrait à dire Camelot au lieu de Winchester, à ceci près que, dans le premier des cas, l’identité des lieux était connue avec certitude, en dépit du fait qu’il y avait encore à Fendeval un seigneur de grand renom, bien plus vieux que ne le serait Arthur s’il régnait encore à Winchester de nos jours.
Le nom du Comté (Sûza), de même que tous les autres toponymes hobbits, ont donc été anglicisés. Cela s’est fait sans trop de difficulté, car leurs noms étaient souvent composés d’éléments analogues à ceux que l’on trouve dans nos toponymes les plus simples : soit des mots encore d’usage courant comme « colline » ou « champ », soit des formes un peu altérées comme, en anglais, ton au lieu de town. Mais, comme on l’a déjà dit, d’autres étaient issus d’anciens mots hobbits désormais passés d’usage, lesquels sont représentés par des éléments équivalents dans notre langue (bourde pour « habitation », court pour « ferme », etc.).
Cependant, les noms de personnes, tant des Hobbits du Comté que de Brie, étaient inhabituels pour l’époque, notamment la coutume qui s’était développée, quelques siècles auparavant, des noms patronymiques hérités de génération en génération. Ces noms de famille avaient pour la plupart une signification claire (dans la langue courante, étant dérivés de surnoms plaisants, de noms de lieux ou – à Brie en particulier – de noms de plantes ou d’arbres). Traduire ces noms ne présentait guère de difficulté ; mais il restait un ou deux noms plus anciens dont la signification s’est perdue, et je me suis contenté d’adapter leur orthographe : Touc pour Tûk et Boffine pour Bophîn, par exemple.
Autant que faire se peut, j’ai suivi pour les prénoms des Hobbits une démarche semblable. Les Hobbits donnaient communément à leurs filles des noms de fleurs ou de pierres précieuses. À leurs garçons, ils donnaient le plus souvent des noms sans signification dans le langage courant ; et certains noms de femme étaient de cette espèce. Citons, à titre d’exemple, Bilbo, Bungo, Polo, Lotho, Tanta, ou encore Nina. On trouve d’inévitables ressemblances avec plusieurs noms encore portés ou connus aujourd’hui : Otho, Odo, Drogo, Dora, Cora, et ainsi de suite. J’ai conservé ces noms, que j’ai simplement adaptés en modifiant la finale ; car dans les noms hobbits, a était une finale masculine, tandis que les finales en o et en e étaient féminines.
Cependant, dans certaines familles anciennes, en particulier celles d’origine peaublême comme les Touc et les Bolgeurre, on avait coutume de donner des prénoms grandiloquents. La plupart étaient vraisemblablement tirés de légendes du passé, autant des Hommes que des Hobbits ; et si bon nombre d’entre eux ne signifiaient plus rien pour les Hobbits, ils ressemblaient néanmoins aux noms des Hommes de la Vallée de l’Anduin, du Val ou de la Marche. Aussi les ai-je rendus par ces vieux noms, principalement d’origine franque et gothique, que l’on trouve encore chez nous ou qui figurent dans nos livres d’histoire. Ainsi, j’ai pu au moins préserver le contraste souvent amusant entre prénoms et noms de famille, dont les Hobbits eux-mêmes étaient bien conscients. Très peu de noms sont issus des langues classiques, car les plus proches équivalents du latin et du grec, dans la tradition du Comté, étaient les langues elfiques, qui figuraient rarement dans la nomenclature hobbite. Les Hobbits ne furent jamais nombreux à connaître les « langues des rois », comme ils les appelaient.
Les noms des Boucerons différaient de ceux du reste du Comté. Les gens de la Marêche et leurs parents ayant traversé le Brandivin se distinguaient de plusieurs manières, comme on l’a raconté. Nul doute que c’est de l’ancienne langue des Fortauds du Sud qu’ils tenaient bon nombre de leurs noms excessivement étranges. J’ai choisi le plus souvent de les conserver tels quels, car s’ils semblent bizarres aujourd’hui, ils l’étaient tout autant à l’époque. Ils avaient une consonance que l’on pourrait vaguement qualifier de « celtique ».
Ainsi, les traces résiduelles de l’ancienne langue des Fortauds et des Hommes de Brie rappelant la survivance d’éléments celtiques en Angleterre, j’ai parfois cherché à reproduire ces derniers dans ma traduction. Brie, Combe, Archètes et le Bois de Chètes s’inspirent donc de ces reliques de la nomenclature anglaise, choisies en fonction du sens : brie signifie « colline » et chètes signifie « bois ». Quant aux prénoms, un seul a été modifié de cette manière. J’ai choisi Meriadoc parce que le diminutif de ce personnage, Kali, signifiait « jovial, gai », mais il s’agissait en réalité d’une abréviation de Kalimac, un nom du Pays-de-Bouc désormais sans signification9.
Je ne me suis servi, dans mes transpositions, d’aucun nom d’origine hébraïque ou de semblable provenance. Il n’est rien dans les noms hobbits qui corresponde à cette composante de nos noms. Les diminutifs tels que Sam, Tom, Tim, Mat, sont des abréviations courantes de noms hobbits tout à fait originaux comme Tomba, Tolma, Matta et autres. Mais Sam et son père Ham se nommaient en réalité Ban et Ran. C’étaient là les diminutifs de Banazîr et Ranugad qui, à l’origine, étaient des surnoms, lesquels signifiaient respectivement « mi-dégourdi, benêt » et « casanier » ; mais, ces mots n’étant plus d’usage courant, ils étaient restés comme prénoms traditionnels dans certaines familles. J’ai donc tenté de conserver ces qualités en proposant Samsaget [aSamwise] et Hamfast, formes modernisées de l’ancien anglais samwís et hámfæst, de sens très voisin.
Parvenu aussi loin dans mes efforts pour moderniser la langue et les noms des Hobbits et leur donner un air de familiarité, j’ai été entraîné dans une nouvelle démarche. Les langues des Hommes apparentées à l’occidentalien devaient, à mon sens, être rendues par des formes apparentées à l’anglais. J’ai donc transposé la langue du Rohan pour la rapprocher de l’ancien anglais, étant donné sa parenté (relativement lointaine) avec le parler commun, son rapport (très proche) avec l’ancienne langue des Hobbits du Nord, et son caractère archaïque par comparaison à l’occidentalien. Dans le Livre Rouge, il est maintes fois rapporté que les Hobbits, au contact de la langue du Rohan, reconnaissaient de nombreux mots, et voyaient là une langue assez proche de la leur ; ainsi, il paraissait absurde de laisser sous une forme tout à fait étrangère les noms et les mots des Rohirrim préservés dans les chroniques.
J’ai choisi de moderniser la forme et la graphie des toponymes du Rohan dans un certain nombre de cas, comme pour Dunhart ; mais ce choix n’est pas systématique, car j’ai suivi l’exemple des Hobbits. Ils modifiaient les noms qu’ils entendaient de la même manière, lorsque ces noms étaient composés d’éléments qu’ils reconnaissaient, ou ressemblaient à des toponymes du Comté ; mais il en est d’autres auxquels ils ne touchaient pas, et j’ai fait la même chose, comme pour Edoras « les clos ». Pour les mêmes raisons, quelques noms de personnes ont été modernisés, dont celui de Langue de Serpent10.
Cette assimilation permet aussi de représenter les vocables régionaux spécifiques aux Hobbits, originaires des parlers du Nord. Je leur ai donné des formes qu’auraient pu prendre, s’ils avaient survécu jusqu’à nos jours, des mots désuets de la langue anglaise. Ainsi, mathom est à l’ancien anglais máthm ce que le véritable mot hobbit kast est au kastu de la langue du Rohan. De même, smial (ou smile, prononcé à l’anglaise) « terrier » est un descendant plausible de l’ancien mot smygel, ce qui représente bien la relation qui existait entre le mot hobbit trân et celui du Rohan trahan. Sméagol et Déagol sont des équivalents inventés selon le même principe pour les noms Trahald « chose qui fouit, se faufile » et Nahald « secret » des langues du Nord.
[...]
NOTE PORTANT SUR TROIS NOMS : HOBBIT, GAMGIE ET BRANDIVIN
Hobbit est un mot inventé. En occidentalien, les rares fois où l’on faisait allusion à ces gens, le mot était banakil « demi-homme ». Mais au temps du récit, les gens du Comté et de Brie se servaient du mot kuduk, qui ne se disait nulle part ailleurs. Or, selon ce que rapporte Meriadoc, le Roi du Rohan employait le terme kûd-dûkan « habitant de trous ». Étant donné que les Hobbits, comme on l’a vu, parlaient par le passé une langue fort apparentée à celle des Rohirrim, il semble probable que kuduk ait été une déformation de kûd-dûkan. Pour les raisons précédemment mentionnées, j’ai choisi de rendre ce dernier terme par holbytla ; et hobbit pourrait très bien passer pour une déformation de holbytla, si ce nom avait existé autrefois dans notre langue.
Gamgie. Selon la tradition familiale exposée dans le Livre Rouge, le nom de famille Galbasi ou, par réduction, Galpsi, était issu du village de Galabas, nom généralement compris comme un composé de galab- « gibier » et de l’élément archaïque bas-, plus ou moins équivalent à l’anglais wick, wich. Gamwich (prononcé Gammidge), semblait donc un bon équivalent. Mais en réduisant Gammidgy à Gamgie [aGamgee] pour représenter Galpsi, je ne faisais aucunement allusion aux relations qu’entretenait Samsaget avec la famille Casebonne [aCotton], encore que l’esprit hobbit n’eût pas dédaigné semblable plaisanterie, au contraire, si le calembour s’était présenté dans leur langue12.
[aCotton], en fait, représente Hlothran, un nom de village plutôt répandu dans le Comté, composé de hloth, « trou ou habitation de deux pièces », et ran(u), qui désigne un petit groupe de ces habitations juché à flanc de colline. Comme nom de famille, il s’agit peut-être d’une déformation de hlothram(a) « habitant d’une maison de campagne ». Hlothram, rendu par Casenier, était le nom du grand-père du fermier Casebonne.
Brandivin. Les noms hobbits de ce cours d’eau étaient des déformations de l’elfique Baranduin (accent tonique sur le and ), dérivé de baran « brun doré » et duin « (grande) rivière ». Brandivin pour Baranduin semble de nos jours une déformation assez plausible. En réalité, l’ancien nom hobbit était Branda-nîn, « eau frontalière », dont une traduction plus fidèle eût été Bournemarche ; mais par suite d’une plaisanterie qui finit par passer dans l’usage, là encore par allusion à sa couleur, le nom du fleuve était devenu, à l’époque qui nous concerne, Bralda-hîm « bière capiteuse ».
Il faut toutefois remarquer que, lorsque les Vieilbouc (Zaragamba) prirent le nom de Brandibouc (Brandagamba), le premier élément signifiait « pays frontalier » : Marchebouc eût donc été plus exact. Seul un hobbit des plus hardis aurait osé affubler le Maître du Pays-de-Bouc du nom de Braldagamba en sa présence.
Notes :
6.
Dans la présente traduction, c’est le français moderne qui joue ce rôle ; les observations de l’auteur, dans la présente section, s’appliquent néanmoins à l’anglais. Pour la bonne compréhension du discours, certains noms de l’anglais d’origine sont ici donnés entre crochets et précédés de la lettre a. (N.d.T.)
7.
En quelques endroits, on a voulu marquer ces distinctions par l’emploi non systématique du pronom thou. Peu fréquent de nos jours et indéniablement archaïque, ce pronom indique le plus souvent un style cérémonieux ; mais un changement de pronoms, de you à thou (ou thee), entend parfois montrer, à défaut d’autre moyen, une modification significative des termes d’adresse : l’abandon de la forme respectueuse (soit, entre adultes, la forme attendue) au profit de la forme familière. [La traduction française respecte ces principes (thou devient systématiquement tu). Toutefois, la distinction entre tutoiement et voussoiement (absente en anglais moderne) étant encore bien vivante en français, il a fallu, de manière plus générale, choisir entre les deux formes afin d’exprimer différents rapports (familiarité, autorité, égalité, connivence, etc.). (N.d.T.)]
8.
Le nom français traduit plus directement le nom elfique ; l’anglais Mirkwood signifie plus ou moins « bois sombre ». (N.d.T.)
9.
Le diminutif de Meriadoc, Merry, signifie en anglais « joyeux ». (N.d.T.)
10.
Cette démarche linguistique ne suppose pas que les Rohirrim aient été spécialement proches des anciens Anglo-Saxons à d’autres égards, que ce soit par la culture ou l’art, les armes ou les méthodes de guerre, sinon d’une manière très générale attribuable aux circonstances de leur milieu : celles d’un peuple plus primitif à l’existence relativement simple, vivant au contact d’une culture plus noble et plus vénérable sur des terres jadis comprises dans son domaine.
11.
[Cette description des caractéristiques du visage et des cheveux ne s’applique en fait qu’aux Noldor : voir Le Livre des Contes Perdus, p. 59.]
12.
En anglais, gamgee est un mot de la langue familière pour désigner un tampon d’ouate, d’où le rapprochement avec le nom Cotton, qui rappelle la matière textile. (N.d.T.)