Le salon d’une villa en bois blanc. Derrière la double porte, la petite bande de pelouse donnant sur la rue. Le journal, la bouteille de lait sur le porche, le drapeau américain et un yellow bus qui passe. Dans l’atmosphère, une musique de cuivres solennels.
-Vous savez tous pourquoi on est là.
- Clint veut se lancer dans la politique, et notre boulot, c’est de l’en empêcher.
- Il a fait assez de dégâts comme ça la fois précédente, mais Clyde a trouvé la parade : on le soulage avec la fiction.
- American Sniper a cartonné, on continue sur cette lancée.
- J’ai, chef, cherchez plus ! une travailleuse humanitaire kidnappée par des pirates somaliens et libérée par les Navy Seals, ça fleure pas bon le patriote en chaleur, ça ?
- Heu, Sarah, si je peux me permettre…
- Ah, oui. Vous connaissez tous Doris : elle représente le marché européen.
- On a eu quelques difficultés sur American Sniper. Ils ont pas tous réussi à tomber dans le panneau. Faudrait alterner, quand même.
- J’ai, Doris, cherche plus : L’histoire de l’amerrissage sur l’Hudson en 2009. American Hero.
- Top.
- Parfait : New-York, bonne nouvelle du côté des avions, la solidarité, prends-toi ce retour de bâton du 9/11, basané de ta race.
- Oui, bon, Sarah, on se reprend. Vas-y, pitche.
- Ben voilà quoi, il a amerri. En 208 secondes, il a sauvé 155 personnes. Bogoss et tout.
- …
- …
- Oui, bon, je vous vois venir, 208 secondes pour un long métrage, c’est un peu short. Mais on est des pros oui ou merde ?
- Bon, c’est pas compliqué : on a 155 sauvés. Ça fait tout de même un paquet de I love you avant de penser qu’ils vont mourir…
- …et de I love you Oh my God I thought it was the end après qu’en fait ils ont survécu.
- Pour le pilote, on pour…
- TOM HANKS.
- Respect.
- Evidence.
- C’est le père de l’Amérique depuis 25 ans, qu’est-ce que tu veux que je te dise.
- Il a même pas besoin d’agiter un muscle facial pour émouvoir la planète.
- Doris, t’as besoin de quoi ?
- Angle auteur, mes cailles. Vous me foutez du bordel dans la chronologie, des scènes d’action sans musique. Les européens ils remarquent toujours ça, ils se disent que c’est courageux de notre part.
- Ah oui mais pas tout le temps, hein. Clint a un thème à placer, on dirait du Morriconne avec des femmes qui chantent et tout.
- T’inquiète, on le mettra à la fin, avec les images du vrai pilote et les gens qui se font des vrais hugs de la vraie vie. Séquence émotion.
- Bon, pour raconter un truc, il nous faut de la polémique.
- Y’a bien le modèle de Flight.
- Bien vu. Mais qu’on soit clair, le héros ne fume pas, ne boit pas, il fait du sport, il a une femme et deux filles, Tom, c’est l’Amérique, le symbole de l’intégrité.
- Enquête administrative, donc. Sarah ?
- Oui, comment ces enflures de technocrates et d’ingénieurs rivés à leurs écrans veulent rien qu’à embêter le héros dont personne, dans le vrai peuple des vrais gens, ne peut douter.
- Bien, bien. Ceux qui veulent diront même que Clint égratigne le mythe.
- Ok. Mais si on a rien à lui reprocher, on va avoir du mal à tenir 95 minutes.
- Rashomon !
- Putain, Doris, encore un de tes trucs européens ?
- En un sens, oui : on repasse les mêmes séquences plusieurs fois, en variant les points de vue.
- Mais voilà quoi !
- Mais bon, 8 amerrissages où l’on sait que de toute façon tout le monde va survivre…
- AHA, botte secrète ! LES REVES !
- Y’a bien de quoi leur foutre deux crash de synthèse sur New York avec ça. Et ouf on se réveille.
- …et une journaliste qui dit que le pilote il est pas gentil en fait, mais c’ était un cauchemar. Frisson d’indignation du peuple.
- Bon, ça s’étoffe. On rajoute toutes les simulation de ces connards d’ingénieur français qui croient nous donner des leçons et qui se crashent devant une audience plublique, big shame et big up pour notre héros
- des écrans télé partout, tout le temps, qui disent qu’il est un héros
- des familles qui l’embrassent et qui peuvent jouer au golf grâce à lui
- Et TOM HANKS qui se passe de l’eau devant le miroir pour montrer que c’est un peu lourd, voire christique, d’être un héros.
- Avec ça, on va réconcilier tout le monde, et on pourra mieux placer les pirates somaliens la prochaine fois.
- Et là, ça va cartonner.