[Nulladies] Mes critiques en 2016

Modérateur: Dunandan

Frantz - 6,5/10

Messagepar Nulladies » Lun 19 Sep 2016, 05:52

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Lie me a river.

Les personnages de François Ozon ont toujours eu à composer avec le mensonge ou la fiction : c’est l’occupation favorite du jeune lycéen dans Dans la maison, l’activité cachée de la jeune fille dans Jeune et Jolie, ou l’identité sexuelle de Duris dans Une nouvelle amie.
Frantz creuse le même sillon, mais sous le joug de quelques modulations qui en renouvellent les finalités : d’abord, une vérité cachée aussi au spectateur, et un accès à la vérité qui ne prendra pas forcément le tour attendu.
Dans une Europe encore brulée par la guerre, l’arrivée d’un français en Allemagne, en 1919, vient remuer les braises. Ozon prend son temps dans le portrait réduit d’un pays, entre une famille en deuil et une petite ville dans laquelle nait déjà le nationalisme blessé qui aura les conséquences que l’on connait. La rigueur un peu protestante de ces images, l’austérité des intérieurs et le recours au noir et blanc font forcément penser au Ruban blanc d’Haneke. Deux mensonges cohabitent déjà : celui d’une Allemagne pensant se reconstruire dans la revanche, et celui qu’on pressent, sans le comprendre, d’Adrien.
Cette atmosphère étouffante, qui exploite les passions exacerbées, voire l’épuisement de toute une population après le carnage et la défaite, parvient à ses fins : le discours pacifiste, l’absurdité de la guerre et la relativité de la victoire sonnent assez juste.
Au sein de la famille, le couple franco-allemand s’impose : si Niney insiste un peu trop sur la fébrilité et manque parfois de mesure, sa partenaire, Paula Beer, est rigoureusement parfaite.
Puisqu’il s’inspire du Broken Lullaby de Lubtisch, Ozon joue la carte du mélo à l’ancienne : on sent aussi quelques touches du Temps de vivre et le temps de mourir de Sirk, sur cette cohabitation entre la haine collective de la guerre opposée à l’épanouissement sentimental des individus.
C’est cet aspect qui pèche un peu. La navigation entre le noir et blanc et la couleur, parfois assez poussive, empèse la démonstration, et l’écriture en deux temps vire au systématisme. Alors qu’on a bien compris que le regard sur l’Allemagne renvoie dos à dos deux nations, Ozon se sent obligé de tendre un miroir inversé d’un très grand nombre de séquences (le train, les hymnes nationaux, les morceaux de musique, les familles…), dévoilant des artifices d’écriture dont on aurait pu se passer.
Pourtant, les développements de l’intrigue dans ce nouveau départ prennent une direction vraiment intéressante.

Contrairement au trauma attendu par la révélation de la vérité, celle-ci occasionne diverses réactions, et surtout des adaptations reprises par Anna, qui devient le véritable personnage principal. En cachant la vérité aux parents de Frantz, elle apporte l’apaisement dans leur deuil. Mais, et c’est là la dernière direction assez passionnante, elle construire une nouvelle mystification lorsqu’elle tente de retrouver Frantz pour le ramener en Allemagne pour, s’imagine-t-elle, l’épouser. L’accession à une vérité inattendue décroche le film du mélo attendu : Adrien est décevant, et Anna doit poursuivre la thérapie toute seule. L’émancipation est progressive : de l’Allemagne natale, de ses beaux-parents après leur avoir rendu la bienveillance qu’ils avaient eu à son égard, du deuil de son fiancée par la révélation que l’éveil d’un autre amour est possible. Et, enfin, de cet être bien vivant qui ne se révèle pas à la hauteur.

Cet accès à une vérité unique, constitutive d’un individu, se nourrit des mensonges entendu et de ceux redistribués. Ce parcours vers la révélation aura beau avoir pris les détours du romanesque et les larmes du mélodrame, il puise sa source dans deux images essentielles : un visage quadrillé dans un confessionnal, dans lequel l’idée du pardon s’impose, et le plan final, où l’évidence d’un élan vers la vie se formule.
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Insaisissables 2 - 3/10

Messagepar Nulladies » Mar 20 Sep 2016, 05:54

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Les arcanes du blockbuster, chapitre 25

Dans la corbeille ce matin, des cartes et des lapins, des chapeaux et des foulards colorés, des vessies et des lanternes, ainsi qu’un grand bol de margarine.

- …
- Ouais je sais, c’est chiant. Déjà que le premier était tout pourri, là, je cale vraiment.
- Tous les twists ont déjà eu lieu, qu’est-ce qu’on peut bien…
- Eh, tu sais quoi, ferme juste ta gueule. Bryan a fait une formation d’écriture chez Wallmart le mois dernier. Vas-y, dis-leur.
- Vous êtes tellement 2016 les mecs, j’ai assez envie de vous laisser dans la merde. Mais bon, comme le chef l’exige, goûtez à la magie de la next gen en matière d’écriture !
- Putain mais lâche ce lapin et accouche.
- C’est pas compliqué : le monde de l’illusion, c’est la magie de l’inversion. Au lieu de partir d’une trame, d’un arc, on commence par les détails.
- Du genre des répliques ?
- Voilà.
- Mais le contexte ?
- On s’en branle, ça vient après. Allez-y, l’esprit Insaisissables, c’est quoi comme punchline ?
- You gotta be kiddin me
- How is this possible ?
- It’s not my game, … it’s yours.
- I know because you know.
- Voilà, c’est lancé ! On fait pareil avec les tours. Balancez, des trucs qui font rêver.
- De la pluie qui remonte !
- Un plateau de sushi transformé en attaché case !
- Un avion qui vole MAIS EN FAIT non !
- Un méchant MAIS EN FAIT un gentil !
- Une exécution MAIS EN FAIT pas vraiment on finira par dire que tout était prévu pour que pas !
- Un bourreau MAIS EN FAIT une victime !
- Un vol de puce électronique qui est une vraie MAIS EN FAIT une fausse MAIS EN FAIT une vraie MAIS EN FAIT on sait plus on s’en branle elle nous fait trop GAGNER !
- Vous voyez, quand vous vous lâchez un peu. C’est bien, ce concept du MAIS EN FAIT. On a tout ce qui faut.
- Par contre chef, il fallait pas qu’on explique les tours dans le précédent ?
- Ah merde, c’est vrai. Bon, on se la joue minimal pour le coup.
- Y’a toujours l’hypnose.
- VOILA : je te la joue Kaa, aie confiance, et tu vas te téléporter ou confesser tes intentions machiavéliques à la télé. Trop bien.
- Et pour le vol de la puce méga importante, j’avais pensé qu’un mec de l’équipe pouvait tousser pour détourner l’attention.
- Nan mais quand même…
- Laisse, je like. Si ça, ça passe, on pourra en faire une franchise éternelle.
- Après, on saupoudre. On racle un peu les fonds, c’est la fin de l’été, mais il me reste de l’evil twin, une sidekick qu’a pas oublié d’être drôle et une scène d’ouverture avec un papa qui meurt, caution trauma tu vois la magie aussi ça peut faire mourir.
- Bien bien bien. Le liant, c’est l’esthétique du clip qu’on avait dans le premier avec le frenchie du terrier, là. T’avais noté, Nick ?
- Euh non, c’était le job de Dick. Mais tu l’as viré après DeadPool. La scène du gode, tu te rapp…
- Ah oui. C’était pas très malin non plus. Les godes, faut pas les voir. L’enculage, on le fait par diversion. Tout le dernier quart d’heure, vous expliquez au spectateur à grandes cascades de lubrifiant tous les MAIS EN FAIT.
- Et pour revenir à l’esthétique, c’était pas compliqué en fait : mouvement permanent, musique de merde genre Las Vegas pour bus de japonais, et plein de gens qui applaudissent.
- Et des projecteurs de couleur.
- Et Jesse qui regarde de côté pour faire genre.
- Et…
- Ouais bon, on a compris.
- Chef, c’est symbolique en fait. On devait écrire un scénar MAIS EN FAIT…
- Putain, tu me fatigues.
- Merci chef. Putain, j’adore les symboles en vrai. On va les enfiler, MAIS EN FAIT on va trop cartonner.
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Re: [Nulladies] Mes critiques en 2016

Messagepar Dunandan » Mar 20 Sep 2016, 06:13

:eheh:
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Étreinte du serpent (L') - 8,5/10

Messagepar Nulladies » Mer 21 Sep 2016, 05:46

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Echo Trip

Je ne peux pas savoir si cette jungle a amorcé en moi le processus qui en a mené tant d’autres à la folie. Si c’est le cas, je demande ta compréhension, car je ne peux décrire avec des mots la beauté et l’éclat dont je fus témoins pendant ces heures merveilleuses. A mon retour, j’étais un autre homme.
Theodor von Martius, Amazonie, 1909.

Placée en exergue du film, cette citation a tout d’un programme : suivre le parcours de l’homme blanc au contact d’une nature dans sa forme la plus primitive, pour le meilleur et pour le pire. On retrouve ici les thèmes des plus grandes œuvres, du Conrad revisité par Coppola dans Apocalypse Now et sa remontée du fleuve, aux incursions de Werner Herzog dans Aguirre ou Fitzcarraldo.
Audacieux dans sa structure, le film restitue deux explorations avec le même guide à quelques décennies de décalage. L’un marche sur les traces de l’autre, disparu mais ayant laissé un livre issu de notes envoyées par un compagnon. Le mystère de leurs liens, notamment une plante rare aux vertus puissantes, se tisse au fil d’allées et venues qui fusionnent dans deux éléments essentiels : le fleuve, et le guide, qui supplante progressivement le regard traditionnellement occidentalo-centriste.
Du blanc, on voit les ravages qui font de l’Eden un enfer : une mission brimant les indigènes et interdisant aux enfants de parler leur langue, avant que celle-ci ne devienne, dans la deuxième temporalité, une secte folle et furieuse ; la culture du caoutchouc, qui, littéralement, visuellement et symboliquement, saigne à blanc la forêt. La présence des Colombiens, en ce début de XXème siècle, reste fantomatique, mais laisse des stigmates profonds.
Les explorateurs allemands, oscillent entre l’humilité et l’ambition de fouler des terres inconnues. Dans un maelstrom de langues (locale, espagnol, allemand) et de détours, les expéditions se muent en errances, les quêtes semblent absorbées par l’instance qui les contient et qui les domine : la Nature.
Dans un noir et blanc ciselé par un contraste fascinant, la jungle colombienne vibre d’une mouvance et d’une lueur hypnotiques. La force de l’eau du fleuve, les jeux sur sa surface irisée par des embarcations qui ne demande qu’à se délester, les mille et une nuances des feuillages et des branchages, le noir de la terre accueillent autant l’homme qu’ils le dévorent.
Tout l’enjeu du film est là : dissoudre la démarche anthropologique, la linéarité narrative au profit d’une prise de contact, d’un « lâcher tout » que Gracq évoquant déjà dans Un balcon en forêt. Une contemplation qui ne se fait pourtant pas sans violence : on dérive, on vomit ses tripes, on s’écorche à la beauté primale d’un monde aussi profus que muet.
Ciro Guerra ne s’en cache pas : ce voyage est celui d’un retour aux sources d’un pays et d’un peuple sur le point de disparaitre. Parce qu’il garde sa part d’indicible, parce qu’il ne fait pas l’économie des traumatismes issu de sa cohabitation avec la sauvage et irrépressible modernité, par sa puissante beauté formelle et la richesse complexe de ses protagonistes, L’étreinte du Serpent est un déplacement spatial et temporel majeur : un accès à cette dimension alternative des « corps vides », du Chullachaqui, d’un « temps hors du temps » qui permet d’approcher, par le regard au moins, un peuple dont on n’entendra jamais la chanson.
Et de réapprendre, enfin, à rêver.
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Juste la fin du monde - 5/10

Messagepar Nulladies » Jeu 22 Sep 2016, 05:50

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Ma souricière bien-aimée.

Il y a quelque temps, quelque part : l’exergue du dernier film de Dolan l’affirme avec un brin de malice et de provocation : ses sujets sont toujours universels, et partant, toujours identiques. La famille dévorée par ses névroses et ses non-dits, cette cellule dans laquelle les détenus sont obligés à cohabiter, surtout pour le pire.
En adaptant librement Lagarce, Dolan se fait épauler dans une thématique qu’il affectionne : celle de la confrontation au pire, ici, le retour après 12 ans d’absence d’un homme de 34 ans, gay et condamné par la maladie : il ne suffira pas d’assumer le silence qu’on a imposé, mais de le briser par l’annonce d’un nouveau silence, imminent définitif.
De silence, il sera paradoxalement beaucoup question dans ce huis clos verbeux, qui assume parfaitement de jouer la carte du théâtre filmé. Parce qu’il est trop tard pour rattraper le temps perdu et trop dur de dire les choses, on se livre à une mascarade qui ne cesse de différer la vérité. Rien n’est trop explicite pour Dolan, en quête obsessionnelle de tout le nuancier de l’indicible : les bégaiements, l’aboiement ordurier, les répétitions, les ratés. On se jauge, on aligne mécaniquement tous les duos possible : Louis et sa belle-sœur, sa sœur, sa mère, son frère, pour différer sans cesse, et au-delà du supportable, la vérité à déclarer.
Mommy était une sorte d’exception dans son lyrisme attachant : dès J’ai tué ma mère, Dolan a a entrepris de mettre en œuvre des personnages et des films peu aimables. Son succès croissant fait se bousculer à sa porte les candidats au portrait acide, et c’est le cinéma français qui se voit servi pour cet opus. Et chacun d’y aller de sa performance borderline. Certes, il ne faut pas confondre des personnages détestables avec les comédiens qui les incarnent, et oui, nous immerger dans un dimanche de province névrotique n’a pas pour vocation de nous séduire. Mais dans la majeure partie des séquences, la sauce ne prend pas. Très écrit, souvent très faux, le malaise convoité est le plus souvent ressenti à propos du film et non de ses situations. Le film a beau ne durer que 95 minutes, on s’ennuie beaucoup.
D’autant que le cinéaste ne s’efface pas devant la sacralité du théâtre : ses tics esthétiques sont le sixième personnage, celui du père absent, pourrait-on dire, la figure du metteur en scène qui regarde s’agiter son petit théâtre de marionnettes. Longues focales pour effacer toute référence à l’extérieur et exacerber l’étouffement claustrophobique par des gros plans constants, traitement du temps déraisonnable par de longues pauses lyriques étirées à l’envi, insistance à la limite du sadisme pour guetter la faille dans chaque visage, rien ne nous est épargné. La musique, constante, surligne inutilement ce sur quoi l’image insiste déjà. A cela s’ajoutent des séquences classiques chez Dolan, flashbacks pop et à la limite du sirupeux sur des hits qui veulent nous rejouer le sommet atteint sur Céline Dion dans Mommy : ici, une fois encore, l’effet est assez désastreux.
Tout pourrait se justifier : les montagnes russes du rythme et de la tonalité sont celles de cette famille maladroite qui, au lieu de laisser parler ce fils mutique, ne cesse de combler le silence qu’il leur offre. Sa posture, d’ailleurs, devient elle aussi irritante : l’homme de théâtre, de la capitale, l’homme de peu de mots à la diction précieuse, détenteur d’une sagesse inaccessible car au seuil de la mort n’est pas une figure à laquelle on a envie de s’identifier.
Et c’est là, paradoxalement, que le film prend enfin son envol. Par un échange avec la mère qui, au détour de quelques phrases, permet l’accès à l’envers de la façade hideuse qu’est son maquillage outrancier. Mais surtout dans l’unique sortie de la maison en voiture (mais toujours filmé de la même manière, cantonné à l’habitacle et sans accès à l’extérieur) avec son frère, Vincent Cassel à qui on offre son quart d’heure réglementaire. Son dynamitage de l’écrit, de la posture d’auteur, des perversions propres à l’intelligence de celui qui maitrise le langage permettent enfin une respiration, un accès à une vérité.
Mais il est bien tard pour que cela permette un rééquilibrage de tout ce qu’on nous a infligé jusqu’alors. Le final, cathartique en diable, rejoue avec le même pessimisme immature la carte de l’incommunicabilité, et finit par soulever une question essentielle, celle de l’intention du cinéaste. Car en maintenant ses personnages dans cet espace clos et cette prison névrotique, en auscultant avec une telle insistance les silences et l’impossibilité à émouvoir, Dolan construit son propre trône : par lui, l’émotion, par ses images, la satire au vitriol, par ses clips, l’accès à la vérité des êtres. Et pour le spectateur qui voit les coutures, c’est une manipulation qu’on n’est pas prêt à gober.
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Host (The) - 7/10

Messagepar Nulladies » Dim 25 Sep 2016, 05:39

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Mutant de l’innocence.

Bong Joon-ho aura exploré tous les genres : après la comédie sociale et canine, après le polar sociétal, place au film fantastique. Dans cette hétérogénéité, l’idée reste la même : une exploration des êtres et de leurs contradictions, un portrait de la cohabitation du grotesque et du sublime chez ces fragiles mais attachantes créatures que sont les hommes.
The Host joue donc la carte de la créature mutante (merci les américains et leur pollution des eaux) déboulant dans une Corée que le cinéaste va diviser en deux entités bien distinctes. D’un côté, la nation et ses instances décisionnaires, des militaires aux médecins, en passant par les médias et la police, tous vus par le même prisme assez radical : incompétents, inhumains, savants fous, en tous points responsables, voire métaphorisés par cette créature monstrueuse à laquelle ils ont logiquement donné naissance. Manipulation, expérimentation médicale, empoisonnement de la population toute entière dressent le portrait d’une société malade et décadente. De l’autre, une famille à l’autre bout du spectre social, une fratrie vaguement dégénérée par la malnutrition et les carences d’une parentalité dépassée. C’est là l’occasion pour Bong Joon-ho des portraits qu’il affectionne, et consistant à exposer en premier lieu le ridicule de ses personnages. Comme souvent, l’aspect comédie asiatique génère quelques débordements un peu déconcertants (notamment lors des pleurs à la veillée mortuaire), et le mélange des registres peut dérouter par instants. Mais c’est aussi le gage de séquences qui se détachent de l’ensemble et révèlent soudainement l’humanité des personnages, à l’image de la séquence du repas où l’on nourrit la fillette disparue, ou la mort du père sous la pluie.
La construction du récit, quelque peu systématique, procède sur la dynamique d’une démonstration : la première version déficiente de la cellule familiale se voit mise à l’épreuve par la disparition de la fille, mais c’est la mort du patriarche qui permettra, dans un second temps, la fédération des diverses forces (la contestation du diplômé au chômage, le tir à l’arc de la sœur, l’amour et la persévérance du simple d’esprit) et la victoire sur la bête, mais pas forcément dans les cœurs.
Au-delà du récit, c’est évidemment sur la forme qu’on attend un cinéaste de la trempe de Bong Joon-ho. La grande lacune est malheureusement la bête numérique, très peu convaincante, trop lisse, et qui tranche avec la vérité des êtres avec lesquels elle interagit. Cela n’empêche pas certaine belles séquences, notamment la tentative de fuite de jeune fille, où le silence et la durée instaurent une tension efficace.
Mais c’est surtout dans son exploration urbaine que le réalisateur se surpasse. Après la campagne de Memories of Murder, la ville et l’architecture sont ici les grands éléments esthétiques, des rampes d’accès aux égouts, des rives bétonnées du fleuve à la ville nocturne. La photo joue sur les tonalités noires et grises, qu’on retrouve d’ailleurs sur les visages souillés des deux enfants, et atteste d’un travail graphique particulièrement soigné.
Autant d’éléments qui contribuent à faire de The Host un film à la hauteur de son créateur : bigarré, exigeant, jouant avec les codes tout en maintenant cette attention portée aux individus, pour un résultat certes moins fascinant que Memories of Murder, mais qui reste tout à fait passionnant.
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Memories of Murder - 9/10

Messagepar Nulladies » Dim 25 Sep 2016, 05:40

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Les contours du néant.

Dans la séquence d’ouverture, un flic se penche pour observer, sous une chape de béton, dans une ornière au beau milieu d’un champ, le corps inerte d’une femme. Il s’éclaire à l’aide d’un miroir de poche. Face à lui, un enfant, accroupi sur la dalle, le contemple et l’imite, répétant tout ce qu’il dit. Violent, pictural, grotesque, inapproprié : l’essence même de Memories of murder vient de s’imposer au spectateur, mais il lui faudra plus de deux heures et 17 ans de récit pour parvenir à en prendre la pleine mesure.
Adapté d’un fait divers réel qui vit sévir un serial killer à la fin des années 80 en Corée, le film est avant tout une reconstitution minutieuse en forme d’histoire de l’investigation. Deux flics ruraux, dénués de toute méthode, laissent saccager les scènes du crime et se contentent de cuisiner violemment les suspects potentiels. Les analyses ADN supposent qu’on envoie les échantillons jusqu’aux Etats Unis, et le profilage n’est pas encore d’actualité. D’où cet amateurisme généralisé, accentué par les tensions avec la Corée du Nord, entre émeute et alertes imposant un blackout régulier.
L’arrivée d’un policier urbain, Seo, remet en cause les violences policières et impose une approche plus cérébrale. L’enquête paysanne cède le pas à un regard plus méthodique et renouvelle le regard sur une série de meurtres qui par là-même gagnent en épaisseur et en gravité.
Memories of murder relate avant tout une série d’échecs, et multiplie les ruptures de ton, non seulement pour nous mettre face à un laborieux quotidien qui patauge, mais aussi à l’impossibilité de circonscrire la puissance indicible du mal. Sur une structure croisée, la violence change de camp : Park et son acolyte l’emploient au quotidien, tandis que Seo la réprouve, jusqu’à l’inversion des rôles lorsque l’obsession et l’impuissance dérèglent tous les comportements. A chaque étape, la violence, le mensonge ou le meurtre sont envisagés comme des solutions. A chaque fois, on comprend que ce serait la victoire finale du mal par le mal.
Pour composer la partition de cette tragédie Bong Joon-ho mise sur deux éléments principaux : les décors et la lumière. Des premiers, on relève une grande variété d’espaces, des champs à la forêt, d’une carrière aux voies ferrées, toutes contaminées par un mal rampant et insaisissable. De la deuxième, des intérieurs laiteux de salles d’interrogatoires, et une exploration acharnée de la nuit, terrain propice aux contes noirs du tueur. Ces deux éléments convergent vers un tunnel sous la pluie, filmé de deux points de vue : depuis l’intérieur, vers le déchainement de violence des justiciers impuissants, ou vers l’intérieur, une obscurité dans laquelle s’enlise tout espoir de résoudre l’affaire.
C’est dans ces cahots, ces élans de révolte ponctués d’abattement (« pas de témoin, pas de preuve ») que se loge le propos réel du film : des pantins s’agitant face au néant, et un cinéaste construisant avec minutie un paysage aussi vide que mutique, pour dessiner les contours d’un effroi nouveau.
Pour qui voudrait présenter la quintessence du cinéma coréen, Memories of murder s’impose sans conteste. Polar complexe, film historique, comédie de mœurs et réflexion sur le mal, le film reste 13 ans après sa sortie un modèle à l’aune duquel on juge bien de ses suiveurs.
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Kubo et l'armure magique - 8,5/10

Messagepar Nulladies » Dim 25 Sep 2016, 05:41

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Il pleut des cordes sensibles.

Si vous devez cligner des yeux, faites-le maintenant. Cette phrase, répétée en début de chaque histoire, ou plutôt de chacun des recommencements d’une seule et même légende, est évidemment à prendre comme un programme des ambitions hors normes du film.
Après cinq ans de travail, réalisé en stop motion, Kubo est un gigantesque défi technique d’animation, dont chaque seconde est le fruit d’un artisanat colossal. On attend avec impatience le making of, dont le générique de fin livre quelques secondes, pour mesurer l’ampleur de la tâche.
Le résultat est à la hauteur, sur tous les tableaux. Visuellement, le film est époustouflant, à la fois par les tableaux qu’il dévoile et la réalisation qu’il met à leur service. L’une des premières séquences, le spectacle d’origami au marché, parvient à réactiver chez l’adulte ou l’enfant blasés par le déluge de 3D numérique, un véritable enchantement. Toutes les séquences jouant de l’art du pliage (celle des oiseaux, par exemple) sont aussi inventives qu’exaltantes, et emportent l’adhésion dès le départ.
Certes, les enjeux d’une telle entreprise imposent de limiter les risques. Le film, sur certains plans, notamment les décors, tend à lisser son esthétique afin de rivaliser avec l’animation numérique, tout comme il joue un peu trop, dans sa dernière partie, d’un récit convenu alternant séances de combats sous forme de melting pot entre Tigre et dragons, Kung Fu panda et des emprunts visuels à Kill Bill ou V. pour Vendetta pour le masque des tantes.
Mais si les studios Laika jouent dans la cour des grands, c’est sans pour autant renoncer à leur savoir-faire ; toute une partie des enjeux de l’histoire traite de cette question : rester soi-même face au formatage de la légende, revendiquer sa petitesse pour donner corps, cœur et âme à des personnages. Car si l’animation enchante, le récit n’est pas en reste : à travers les mises en abyme, la légende originelle, impliquant samouraï et quête d’une armure, prend pas moins de trois forme : celle du souvenir raconté à Kubo, celle qu’il raconte lui-même dans son spectacle, et celle qu’il va vivre sur les traces d’un père aussi fantasmé que l’est ce Japon médiéval vu par des américains.
La question de la mémoire, de la transmission et des rites, de l’appartenance à une famille faite d’individus et non de mythes, irrigue toute l’évolution de la quête. La figure du père, tour à tour héros d’un temps révolu, origami ou insecte risible, centralise les multiples facettes de l’homme, sublime et grotesque, invincible et faillible, immortel et périssable. De ce point de vue, le titre original (Kubo and the two strings) est beaucoup plus fidèle à la véritable quête : celle de la vibration profonde de ce qui fait de nous des individus : la mémoire de nos ancêtres conjuguée à notre mélodie singulière.
Singularité esthétique, force technique et ambition philosophique : autant de qualités permettant à Kubo de rejoindre ces longs métrages d’animation qui viennent chambouler la donne ces derniers temps, de Anomalisa à La Tortue Rouge, en passant par Tout en haut du monde. Une kyrielle de bonnes nouvelles.
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Re: [Nulladies] Mes critiques en 2016

Messagepar Jimmy Two Times » Dim 25 Sep 2016, 07:30

Memories of Murder, je ne cesse de repousser l'échéance d'une 3ème vision mais avec le temps, il est clairement le meilleur film sud coréen issu de la hype du début des années 2000. Un vrai chef d'oeuvre qui fait la nique au monde du cinéma et que je range à côté des plus grands polars US contemporains. Et en matière de maîtrise des ruptures de ton, c'est peut être ce que j'ai vu de mieux de ma vie de cinéphile.
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Nocturama - 8,5/10

Messagepar Nulladies » Lun 26 Sep 2016, 05:08

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Les maux et les choses : architecture de l’essence inhumaine.

« Ça devait arriver », affirme Adèle Haenel en passante sur son vélo, lors de l’une des rares interactions avec l’extérieur.
On devra se contenter de cet unique et lacunaire revendication : en osmose avec son époque, anticipant avec une embarrassante lucidité les attaques de Paris, Nocturama déjoue cependant tout un contexte : d’idéologie, il ne sera point question, (même si l’on peut comprendre que le Festival de Cannes ait été particulièrement mal à l’aise et contraint de l’écarter de la sélection). Le seul lien que l’on pourra faire avec l’actualité, c’est cette question que tous les experts et les médias posent à chaque fois : non pas celle du mobile, mais des conditions qui mènent au radicalisme et au nihilisme.
Bonello ne va pas creuser un contexte ou s’improviser sociologue : en cinéaste, il s’embarque à bord de cette équipée du ravage, et pose sa caméra en autant de constats : voilà ce qu’il y a à voir, et partant, à en dire.
Nocturama est un film sur la maitrise, ou plutôt son illusion : un thème structurant chez l’esthète Bonello qui ne cesse, film après film, d’affiner sa virtuosité. Après celle de la mode et de la ligne parfaite jusqu’à l’autodestruction dans Saint Laurent, voici qu’il attaque de front ce paradoxe : l’œuvre en question est la destruction, par la mise en place d’attaques coordonnées qui suppose une maitrise de l’espace et du temps. L’intensément long prologue, dénué de toute parole pendant une bonne demi-heure, dessine un réseau mystérieux où l’on se déplace, on ouvre des portes, on prend le métro, on jette son téléphone dans une atmosphère tendue et anxiogène. Ils sont partout, ils sont coordonnés, ils savent ce qu’ils font au point de paraitre pilotés à distance. Les indications de temps, qui de temps à autre reviennent en arrière, insistent sur la simultanéité et font de Paris une proie passive, sur laquelle le cinéaste et ses sbires règnent en despotes.
Car Nocturama est évidemment un film de mise en scène : il en a toujours été question chez Bonello, qu’on investisse les illusions sexuelles d’un bordel dans L’Apollonide ou le monde de la mode. Ostentatoire, glaciale, à la fois en empathie et distanciée par rapport à ses protagonistes, la fluidité de la Steadicam continue impressionne et fascine. Organisé autour de deux axes, le regard est omniscient : dans le mouvement, il poursuit et accompagne, en osmose avec la coordination et l’euphorie mutique des assaillants ; en plan plus fixe, il fige leur réification lors de cette longue dernière partie de huis clos dans un grand magasin. Les architectures sont carcérales, et l’illusion d’un accès à la totalité du monde consommable particulièrement ironique : sans fenêtre, insonorisé, le bâtiment a tout d’un abri antiatomique qui aurait oublié d’être glauque.
La maitrise change alors de camp : si le cinéaste garde la main, ses protagonistes sont piégés. A partir du moment où ils parlent et révèlent qu’ils n’ont rien à dire, se vautrant dans une attente désœuvrée, conversant davantage avec des mannequins habillés comme eux qu’entre eux, se nourrissant de la naïve illusion de pouvoir, au matin, rentrer chez eux « en se fondant dans la masse ».
De cette manière, le film restera muet, laissant le champ libre à la pleine expression visuelle de Bonello, jusqu’à un formalisme exacerbé : maitre de l’espace luxueux des boutiques et du règne glacial des choses, gestionnaire acerbe du temps, distribuant les attentes et des retours temporels de plus en plus ciselés à mesure que la situation dégénère.
(Spoils)
Car c’est bien de vanité qu’il s’agit. « Ça devait arriver », certes, mais pour dire quoi ? Si l’on comprend qu’un constat glacial est à faire sur la perdition d’une génération qui dirige vers le néant la force inhérente à sa jeunesse, Bonello prend soin de lui opposer un camp adverse tout aussi mutique : ce magasin, pour commencer, qui dit avec une certaine obscénité à quoi se résume notre monde, mais aussi le silence assourdissant des autorités et les exécutions, sans négociation préalable ni sommation, y compris face à des jeunes désarmés et qui se rendent. D’un mutisme à l’autre, dans le microcosme de notre occident, le silence et la mort l’emportent. Le retour à la normale parachève une démonstration : sous le regard de Bonello, aussi fluide et maitrisé soit-il, la fin du monde a déjà eu lieu.
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Hard Eight - 6/10

Messagepar Nulladies » Mer 28 Sep 2016, 05:41

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Grieving Las Vegas

C’est par un petit polar modeste que Paul Thomas Anderson fait ses débuts, s’entourant déjà d’un certain nombre de comédiens (John C. Reilly, Philip Baker Hall, ainsi que Seymour Hoffmann pour une apparition) qui lui deviendront fidèles pour les deux films suivants, sur bien des points l’expansion des germes plantés ici.
Le recours à la musique presque permanente qui trouvera son apogée dans Magnolia, la fascination pour les plans-séquence (ici, entre les machines à sou de Las Vegas) qui rythmeront les scènes collectives de Boogie Nights sont autant de promesse de la patte PT Anderson.
L’intrigue recèle sa part de mystère propre à susciter un certain intérêt. Le personnage de bon samaritain qui va aveuglément soutenir le premier loser venu crée un effet d’attente sur ses motivations: à quel moment va-t-il exposer la réalité de ses intentions ? Qui va trahir qui ? Sur fond de jeux de cartes, la thématique du bluff contamine les rapports entre les personnages. La rencontre avec une femme qui joue aussi double jeu puisqu’elle se prostitue sans le dire clairement achève la partition trouble.
Les dérapages sont en sommeil, ils n’ont qu’à surgir : c’est là tout le sel de la première partie, qui joue beaucoup sur les non-dits, particulièrement diserts lorsqu’ils se logent sur le visage marmoréen de Philip Baker Hall. On ne peut hélas pas en dire autant du couple John C. Reilly/Gwyneth Paltrow, qui prend en charge des rebondissements plutôt pénibles, geignards et surjoués. Lorsque Samuel L. Jackson s’invite dans la danse, le formatage du thriller sans ambition est définitivement atteint. C’est d’autant plus regrettable que les révélations finales sur les liens entre le protecteur et son jeune chien fou avaient de quoi nourrir une intrigue bien plus subtile.
Modeste et prometteur, encore brouillon mais loin d’être honteux, ce premier essai navigue entre deux tendances, le bluff lacunaire et le thriller sentimental. Il aurait dû garder la subtilité de la première, mais le cinéaste est bien trop tenté par la seconde, qui fera l’objet d’une exploration plus décomplexée dans les films à venir.
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Boogie Nights - 7/10

Messagepar Nulladies » Mer 28 Sep 2016, 05:42

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Retiens les nuits

Boogie Nights est le film de l’envol pour Paul Thomas Anderson : passée la case du premier film, petite copie proprette, il est désormais temps d’affirmer sa singularité.
Il est intéressant de voir à quel point cet opus entre en résonnance avec Magnolia : la quasi-totalité du casting est déjà présente, pour un récit d’une durée presque similaire, soutenue par une mise en scène au lyrisme commun. La différence, cependant est de taille : Boogie Nights raconte une communauté, une collectivité, tandis que Magnolia fait le lien entre des âmes esseulées. Ici, l’illusion d’une aventure collective propre aux 70’s est encore vivace, même si elle prendra des coups.
PTA, on le sait, mise tout sur la fluidité. Les plans séquences auxquels il recourt dessinent les contours d’une assemblée en pleine euphorie. Du night-club initial à la villa, la caméra passe d’un groupe à l’autre, portée par les mouvements harmonieux de Roller Girl, au milieu d’une collectivité qui croit faire la fête en même temps qu’elle travaille. Des discussions inutiles comme seules les soirées (ici, même de jour) savent en générer à la drogue, des négociations à la représentation de soi, tout est dit en quelques séquences assez virtuoses, la caméra accompagnant les personnages jusque dans la piscine, ce qui n’est pas sans rappeler un autre état des lieux de la décadence festive, le formidable plan séquence initial de Soy Cuba.
Le récit initiatique permet d’apposer sur ce nouveau monde un regard assez tendre. Tout d’abord par l’angle technique avec lequel on aborde le milieu du porno, que ce soit par le gimmick assez amusant du regard porté sur les attributs du jeune premier, et qu’on nous révélera au dernier plan ; les équipes sont des pros, et ont le goût d’un travail bien fait, dans une ambiance d’entreprise familiale portée par la star locale, Juliane Moore en mère aussi attachante que déviante.
Car c’est là l’un des enjeux du film : traiter de l’artisanat d’une industrie avant l’avènement de la vidéo dans les années 80. Le portrait d’un âge d’or est à la limite de l’hagiographie, même si l’on prend soin de saupoudrer le tout de quelques égratignures à coups d’overdoses et de pétages de plomb, notamment grâce à la belle idée du mari trompé par sa femme nymphomane, signe d’une libération sexuelle qui ne se fait pas sans dégâts.
Le metteur en scène explique l’enjeu : retenir le spectateur quand il a joui. Son idéal, faire un véritable film, est bien entendu le défi relevé par Anderson, qui ajoute au clinquant musical et affriolant la chair de personnages qui souffrent ou se trompent. Car c’est bien la frustration qui se loge dans toutes ces quêtes : celle de la mère ratée qu’est le personnage de Moore, celle du cinéaste non reconnu ou de l’étalon qui doit se maintenir au sommet.
Cette notion phare – retenir, que ce soit le talent, le succès, ou l’emprise émotionnelle, est paradoxalement le principal reproche qu’on peut faire à Boogie Nights. Le deuxième pan du film, qui traite en bonne logique de la décadence après la période faste, souffre de lourdeurs et de longueurs vraiment dommageables. Le montage alterné entre les deux bastons, celle de Dirk et de Roller Girl, le projet de braquage qui nous fait dériver vers du Tarantino à la sauce True Romance, les dérives de Dirk qu’on avait pourtant déjà bien identifié comme étant limité dans la première partie, tout procède sur le mode de la démonstration explicite. Et PTA de nous resservir un braquage de plus, permettant par les joies de la coïncidence, à l’un des personnages de récupérer la somme que les banques lui refusaient pour monter son affaire du fait de son affiliation au porno… La coupe est pleine, et on voit très bien comment cette incapacité à conclure conduira à une nouvelle écriture, celle du kaléidoscope Magnolia, autrement plus juste, car assumée dans ses excès.
Il n’en demeure pas moins que par la richesse de sa reconstitution, le talent de ses comédiens et la fluidité de sa mise en scène, Boogie Nights marque un début de carrière frappant.
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There Will Be Blood - 9,5/10

Messagepar Nulladies » Ven 30 Sep 2016, 05:31

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Black oil and revelations

Le mutisme qui ouvre There will be blood résonne comme une émancipation dans la filmographie de P.T. Anderson : après les films chorals aux allures de thérapies collectives, place au focus sur un ensemble bien plus resserré, et rivé sur des matières. La splendide ouverture en fait un programme qui ne cessera de se déployer dans les deux heures trente à venir : l’homme face aux éléments, à travers le toucher, splendidement souligné par une photographie exceptionnelle, du bois, de la corde, de la roche, écrins à l’or noir, visqueux, sombre, luisant et épais.

“I’m an oil man”.

La violence faite à la terre, éventrée pour livrer sa richesse, contamine le récit tout entier. La musique grinçante à souhait de Jonny Greenwood, le regard acide du monumental Daniel Day-Lewis et le baptême d’un fils voué à payer au gouffre le prix de ses sens parachèvent cette partition maléfique.
There will be blood est une virulente histoire du capitalisme, qui atteint dans leur chair les personnages et dans sa couleur l’image elle-même : des intérieurs ocres aux extérieurs brulés, dans tous les sens du terme, le film restitue le parcours d’une gangrène générale : financière pour Plainwiew, idéologique pour son alter ego, le pasteur Eli Sunday (Paul Dano qui relève le défi incroyable de pouvoir dialoguer d’égal à égal avec son partenaire).

“I want no one else to succeed.”

C’est là l’une des grandes et puissantes singularités du film : donner à voir une sucess story comme l’épanchement d’un mal. La progression est tentaculaire, dénuée de tout enthousiasme, ponctionnant la terre et expropriant les hommes. Plainwiew est sale, vénal, et consacre sa vie à rendre exsangue une humanité qu’il hait par-dessus tout.
C’est donc par la destruction que tout semble se mettre en place : c’est sur une chute dans un gouffre que s’ouvre le film, de même que l’incendie ponctue les phases les plus importantes du parcours du conquérant, dans des scènes d’une violence inouïes, dépourvues de tout lyrisme et oppressantes comme rarement. Le pétrole, ce sang de la terre destiné à la combustion, est l’origine et la fin, et c’est par l’incendie volontaire que l’enfant trouve un nouveau moyen d’expression.

“I’ve abandoned my child ! ”

L’autre grand contrepoint à tout parcours est celui de l’évocation de la famille. Chez le grand misanthrope, nul n’est besoin de lutter contre une concurrence extérieure : la menace est indigène. Plainview exploite et prospère en vue de se couper du monde ; de ce fait, chaque étape est souillée par une intention malsaine : deux baptêmes, l’un maculé de noir, l’autre par l’hypocrisie vénale attestent des lueurs sombres de liens du sang dévoyés. Un enfant sur l’innocence duquel on spécule ménage une vision au cynisme radical. Et les moyens envisagés de rédemption ne feront que confirmer cette approche : une communauté chrétienne fondée sur la mainmise d’un gourou, un demi-frère se révélant lui aussi un escroc.

“I am a false prophet and God is a superstition!”

Parce que l’enjeu véritable est là : la fortune est une chose, le pouvoir en est une autre. Dans le duel qui s’accroit entre les deux maitres, la jouissance de voir l’autre humilié l’emporte sur les victoires trop faciles sur le commun des mortels. Le cycle haineux l’emporte et Plainview parvient à s’imposer comme un trou noir au contact duquel tout s’étiole. S’il a reconnu avoir abandonné son enfant en hurlant devant la communauté d’Eli, il a depuis longtemps doublé cet aveu d’une horreur plus grande encore, et à la personne concernée en lui révélant ce qui pourrait être son origine. Et sa vengeance est une victoire indéfectible : se prêtre est prêt à renier Dieu pour de l’argent, même s’il prétend le dire sans le croire, il se compromet suffisamment pour se révéler un faux prophète.

Succès total pour le nihiliste ; et le maitre de l’immonde de contempler son œuvre, un strike poisseux où se mêlent le brut, la bile et le sang.
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Alléluia - 6,5/10

Messagepar Nulladies » Sam 01 Oct 2016, 07:07

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Déraison et châtiments

Adaptation du fait divers des Lonely Hearts Killers, Alléluia a tout du retraitement à la française d’un pitch qui avait tout pour jouer la carte d’un polar glauque et sensationnel. Sur le modèle du plus récent La prochaine fois, je viserai le cœur, c’est par l’immersion et le choix du point de vue des criminels que l’atmosphère se met en place.
Servie par des comédiens habités, Laurent Lucas et Lola Dueñas, le climat oppressant oscille entre deux pôles : celui d’une passion amoureuse qui dégénère et de l’organisation crapuleuse d’escroqueries qui, elles aussi, finiront dans des bains de sang.
L’affaire en elle-même importe assez peu : banale histoire de séduction pour dépouiller des femmes ivre de solitude, elle fait dans un premier temps la part belle au Dom Juan un peu vampirique qu’est Michel, adepte d’une magie noire un peu perchée, mais dont la finalité reste avant tout vénale. La rencontre avec Gloria vient inverser la tendance : prenant à bras le corps ses rites, se précipitant dans l’amour passionnel qu’elle paie par le crime, elle dépasse rapidement son initiateur en matière de déraison.
Sur ce couple improbable se joue toute la dynamique malsaine du film : déterminer dans quelle mesure Michel est sincère avec Gloria, et s’il ne l’est pas, si c’est par calcul ou terreur.
Le gros grain de l’image, les horizons bouchés d’une campagne boueuse, éclairés çà et là de scènes sexuelles glauques, de danses chamaniques autour d’un feu composent un trajet en dent de scie, qui éprouve avec efficacité le spectateur.
On regrette cependant la linéarité du scénario, et sa structure très répétitive : d’une victime à l’autre, avec, toujours, le déchainement de violence dû à la jalousie de Gloria. La mécanique tourne un peu à vide, et même si elle mime la spirale dans laquelle sont enfermés les amants criminels, on a le sentiment de se revoir servir la même séquence dans laquelle seule la victime serait nouvelle.
Il n’empêche : par sa capacité à diffuser sa folie noire, à nous entrainer dans l’impasse de la passion, Alléluia est à la hauteur de ses ambitions : proposer le parcours original et prenant d’une transfiguration clivée.
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Avenir (L') - 6,5/10

Messagepar Nulladies » Dim 02 Oct 2016, 07:19

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Un lendemain vers la liberté

Grand bond en avant que cet avenir proposé par Mia Hansen-Løve qui a 35 ans s’était jusqu’alors surtout préoccupée de la post adolescence, celle d’Un amour de jeunesse ou de la musique électronique dans Eden.
L’Avenir est un retour à la case famille, telle qu’elle était déjà abordée dans Le Père de mes enfants, à l’épreuve du manque et des béances qui forcent à la reconstruction, mais cette fois, à un âge plus problématique. La cinéaste investit un terrain presque vierge, celui de la soixantaine, sur lequel la protagoniste, Isabelle Huppert, peut se considérer comme dans l’après : les enfants sont partis, son mari la quitte, les à-côtés de son boulot de prof de philo, dans l’édition, tournent court.
Que faire de cette liberté ? Face à elle, les lycéens font la grève pour leur retraite, sa mère la sollicite sans cesse du bas de sa dépression, un de ses anciens élèves joint la parole à l’action en s’installant dans une collectivité libertaire dans le Vercors, sa fille accouche, son mari refait sa vie : la vie est partout, les convictions nombreuses.
Le propos du film est là : faire le point sur celle qui reste, et se questionne, sans révolution, sur le sens à donner aux décennies qu’il lui reste à vivre. Le choix d’une comédienne de la trempe d’Isabelle Huppert n’est évidemment pas innocent : elle seule sait rendre prégnante ce mélange délicat de mélancolie et d’assurance, cette nonchalance blessée qui refuse de se laisser abattre.
La modestie du sujet, étude de mœurs sans coup d’éclat, affecte cependant la forme même du film : les débuts sont assez laborieux, et irriteront quiconque a des reproches à faire au cinéma franco-français : affectation des répliques, traits assez caricaturaux, name dropping des références de philosophie ankylosent bien des séquences. Dans le même ordre d’idée, faire parler seule la protagoniste sonne quelque fois assez faux ; le film en devient assez irrégulier, oscillant entre ces séquences assez artificielles et d’autres moments où la vérité parvient à surgir.
Dans cette zone grise de la vie d’une femme qui ne la refait pas vraiment, rendant visite à ceux qui agissent, on s’émeut finalement davantage pour un sujet que pour le personnage lui-même. Mia Hansen-Løve a le mérite de braquer les projecteurs sur ce qui pourrait être considéré comme dénuée d’intérêt, et distille une empathie dont la sincérité ne fait pas de doute.
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