La violence et le sacré.
Le monde sur lequel se lève le rideau de l’épopée Princesse Mononoké est malade : si la tribu d’Ashitaka y vit en paix, c’est parce qu’elle a accepté l’exil depuis cinq siècles, et du lointain vient désormais une créature qui porte en elle une infection qui va contraindre le protagoniste à partir lui-même.
Quitter un endroit dans lequel on était déjà reclus, pour rejoindre un domaine frontalier où se joue la lutte entre l’homme et la nature : l’univers de Miyazaki est toujours aussi fluctuant, questionnant la cohabitation entre l’industrie humaine, ici une forge, et l’évidence d’un monde qui la précède et la dérange, l’inquiète et la contient : celui des divinités. Cette question essentielle sera aussi le point de départ de Chihiro, avec lequel Mononoké partage aussi cette thématique de l’infection par la créature venue se purifier de toute la pollution humaine.
En contrepoint de la guerre, des alliances complexes entre humains, factions autonomes ou troupes impériales, et d’un univers obscur où l’on s’ingénie à parfaire l’orfèvrerie des arquebuses, le récit propose donc une incursion dans la nature, représentée ici par la forêt. C’est peu de dire à quel point cette évocation sera marquante, et créera un précédent dans le film d’animation. La forêt de Miyazaki est la fertilité silencieuse, la majesté profuse et la profondeur hypnotique. Saine et généreuse, à l’image de cette formidable invention graphique qu’est la personnification des sylvains, elle bruisse ou se fait l’écrin de scènes primales ayant toute l’intensité des récits fondateurs. L’apparition de Mononoké entourée de ses loups, au bord de la rivière, ou celle, sublime, du dieu cerf entre les troncs génèrent une sacralité unique dans le domaine de l’animation, épiphanies qui tiennent en respect les humains comme tous les spectateurs, particulièrement les adultes retrouvant cette admiration béate qui fait la beauté de l’enfance.
Mais la canopée ne peut hélas bruisser et chatouiller la myriade de sylvains pour l’éternité. La lutte qui s’engage avec les hommes n’est pourtant pas unilatérale : de la même façon qu’Ashitaka porte en lui le mal, ou que l’héroïne éponyme appartient malgré elle aux deux camps, la nature peut aussi se révéler violente et sauvage, à l’image des sangliers ou des orangs outans. Cette réversibilité, y compris dans le choix du camp qu’on occupe, déconcerte autant qu’elle fascine le spectateur occidental qui en avait déjà fait l’expérience dans Porco Rosso, et la retrouvera souvent par la suite chez le cinéaste.
Film de guerre et de territoire, l’épopée prend néanmoins souvent le parti de décaler le regard sur le spectacle attendu : c’est souvent les clans secondaires que l’on suit, et les grands combats sont présentés sous forme de résumés, après coup. De l’empereur, on ne verra rien, et cette lutte se fait dans un lieu lui-même aux confins de ses territoires. C’est peut-être pour cette raison que le récit fait la part si belle aux femmes : de Dame Ebochi à Mononoké, en passant par les ouvrières de la forge, les enjeux passent par leur force singulière, où se mêlent l’énergie de la revendication et la sensibilité au monde mystérieux qui les entoure.
La réversibilité atteint aussi la narration générale : le dénouement n’est pas, comme on peut traditionnellement s’y attendre, un retour à l’ordre, mais l’avènement d’un nouveau, par la destruction et les apprentissages qu’elle génère dans la douleur. Nul message idéalisé, et qui dessinerait les contours d’une utopie : la géographie du conte dépasse le mythe fondateur pour en proposer le prolongement, fondé sur le compromis lucide et empli de sagesse. Il ne s’agit pas de revenir au mythe fondateur d’une nature débarrassée de l’homme, mais d’établir la possibilité d’un voisinage paisible.
Au terme de cette incursion dans la folie des hommes et la magie sacrée de la nature, de ce chant puissant de la terre et des balafres par lesquelles elle ne cesse de croitre, Miyazaki aura entrainé à sa suite un spectateur émerveillé et béat, excédant largement le programme qu’il avait fixé à son personnage : porter sur le monde un regard sans haine.