L’immonde du silence
La trainée de poudre critique faite autour de Toni Erdmann lors de sa projection cannoise, alimentée par son absence remarquée au palmarès, peut être à l’origine d’un certain nombre de malentendus. Film fleuve, récit malade dans sa narration comme ses propos, il est loin de se limiter à la comédie qu’on nous a annoncée.
Le principe comique est pourtant à l’origine de son idée maîtresse, en la personne du père qui passe toujours par la mystification et les blagues pour s’exprimer : déguisement bancal, propositions absurdes pourraient, selon lui, combler le fait qu’il n’a rien d’intéressant à dire, voire que sa personne est d’une banalité affligeante.
En résulte effectivement un ballet de situations loufoques, le voyant s’installer dans le monde bien réglé du consulting et des réceptions en ambassades comme un chien dans un jeu de quilles. Le principe du décalage fonctionne à plein régime, et suit une logique croissante qui profite de la durée excessive du film, 2h42, pour embarquer son spectateur vers une cérémonie cathartique complètement improbable et néanmoins convaincante.
Ce sujet à lui seul pouvait donc faire une comédie ; mais les intentions à l’origine du père, pour troubles qu’elles soient (l’âge, la solitude, la perte récente de son chien), vont se confronter à la fille, qui ne va pas se contenter de fuir l’empêcheur de licencier en rond. Figure de l’executive woman, mutique et minérale, Ines est le pur produit de son époque. Alors qu’on pouvait réduire son rôle à celui de la femme sous pression, Maren Ade exploite la longueur du récit pour décliner les facettes de son identité, si tant est qu’on puisse en définir une : celle d’une femme qui rend coup pour coup. Soumise à une exigence hors norme dans son boulot, elle fait de même avec sa masseuse ; humiliée lorsqu’elle doit emmener la femme de son employeur faire trois heures de shopping, elle rend la pareille à son amant qu’elle contraint à éjaculer sur un cupcake dans une scène où le comique le dispute à une forme insidieuse de SM.
Le jeu qui l’unit à son père devenu Toni Erdmann, mi coach mi ambassadeur, sera donc à double détente : puisqu’il s’incruste, elle l’emmène partout ; le confronte à la drogue, à la violence économique, sans jamais desserrer la mâchoire face à ses facéties, obsédées par l’idée de gérer toute situation de crise, quelle qu’elle soit. Cette inversion des pôles, cette lutte de pouvoir qui ne dit pas son nom constitue la dynamique principale du film. Les comédiens sont excellent sur cette partition à double fond, et si une absence est à déplorer au point de vue du palmarès, c’est bien celle du prix d’interprétation féminine pour la fantastique Sandra Hüller.
L’identité est la grande malmenée : d’un ersatz de père, qui commence par dire qu’il a loué une fille de substitution, à ce Bucarest des affaires où l’on parle un anglais impersonnel, en amour comme en famille, rien ne semble faire figure de repère. Si le corps se rappelle de temps à autre (un pied dont le sang gicle, un appareil à tension dont l’alarme se déclenche), on parvient à l’évacuer avec le reste, en témoigne l’ironie féroce de la nudité finale, qui dit tout sauf la mise à nu des individus.
C’est sur ce principe de la distance que Maren Ade joue son principal atout. La durée des plans lors des malaises créés par le binôme, des séquences durant lesquelles tout peut advenir, d’un licenciement à un chant cathartique réellement émouvant. Il n’empêche que la redondance de certaines situations, le caractère un peu appuyé de certaines dénonciations, notamment sur le monde du consulting, empèsent un peu la durée fleuve du film. Si elle sait ménager des surprises ou créer des personnages pertinents (à l’image de l’assistante d’Ines, esclave consentante), la mise en scène est assez plate et le montage manque clairement de concision. À titre d’exemple, les préambules et épilogues en Allemagne auraient pu sans problème être coupés.
Ce trouble, ce poids général peut certes se justifier sur le parcours des personnages qui, et c’est la grande force définitive du film, n’apprennent rien. Maren Ade se sera contenté d’un portrait de deux grands malades, maladroits dans leur communication, balayant avec embarras les mots clés de bonheur, vie et quotidien. Cette absence de leçon, ce plan en suspens qui clôt le film, ce silence assourdissant (qui aurait très bien pu s’achever sur l’étreinte entre Ines et la peluche dans le parc) est une nouvelle forme de malaise qui renvoie à l’incapacité de l’être humain à réellement changer, a contrario de ce que les personnages de fictions nous démontrent traditionnellement.
Entre temps, il y aura donc eu cette tentative de narrativiser le réel pour le rendre savoureux : une fuite en avant sans réelle satisfaction, qui fait oublier l’essentiel, le grand absent et la grande quête de cette comédie plus existentielle qu’elle n’y parait.