Duplicity ligths
Il faut un certain temps pour mettre le doigt sur l’emprise générée par Midnight Special. Parce qu’il est accidenté, parce qu’il n’est pas exempt de défauts, le trajet qu’il propose nous embarque dans une singulière odyssée, éclectique et modeste, ambitieuse et retenue ; un trajet, surtout, à contre-courant de la production actuelle.
Contrairement à ce qu’on pourra dire, c’est un film court : 1h50, sur un tel sujet, et avec toutes les ramifications qu’il propose, relève aujourd’hui de l’acte militant. Jeff Nichols a clairement taillé dans le vif pour n’extraire de son récit qu’une substantifique moelle, dévolue à son angle dramatique, au sens étymologique du terme : le mouvement.
La séquence d’ouverture, absolument saisissante, ne dit pas autre chose : pas d’exposition, mais une fuite en avant : ce bolide vrombissant, venu d’un autre temps, et dont on éteint les phares dans la nuit, initie une course obscure d’une tension redoutable. En parallèle, il est question d’échéances dont on ne saurait définir les limites : la fin d’une secte, la préparation d’un avènement, la chasse d’un enfant par plusieurs instances. Les béances de la mise en place contaminent jusqu’à l’époque du film, curieusement vintage, dans les véhicules comme les habits, les comics ou la posture des services secrets. Ce hors-temps, particulièrement souligné par la secte du Ranch, contamine un réel qui semble ne pas parvenir à faire le point sur sa propre époque, de la même façon que l’enfant, au cœur de tous les enjeux, devrait faire connaissance avec son identité et son appartenance.
Dans cette obscurité, les flashes de la SF surgissent : effrayants, souvent, faisant de l’enfant à la fois un monstre (superbe scène de crise dans la voiture) et une victime, exploitée par ceux qui veulent s’abreuver de son aura, dans une brutalité qui a tout du viol, mais par le regard. L’une des grandes intelligences de Midnight Special provient de cette belle idée de concentrer les attributs « magiques » sur la lumière : celle, paranormale, qu’on doit occulter ; celle, du jour, qu’on doit cacher à l’enfant parce qu’il semble s’y abimer. Celle, enfin, de la vérité vers laquelle convergent toutes les trajectoires.
Sur ce canevas mêlant les manques et l’ostentatoire, Jeff Nichols atteste d’un remarquable sens de l’équilibre : le thriller est distillé avec pertinence, au rythme de la chasse, et occasionne des séquences d’une grande tension, particulièrement celle de la découverte de la voiture des ravisseurs dans les embouteillages, et plus encore la chute du satellite sur la station-service. On attendait depuis si longtemps ce genre de scène, spectaculaire et digne d’un blockbuster, mais servie par un véritable enjeu : ici, le potentiel de l’enfant, sa capacité à provoquer une magie visuelle (on pense, au départ, à un feu d’artifice) qui peut dévier en cataclysme, le tout sur fond de communication et de libération : des autres, et notamment l’espionnage militaire à grande échelle. A ce titre, le personnage d’Adam Driver est au diapason : représentant d’une force éculée dans les thrillers, la NSA, il fait preuve de cette même quête de vérité qui l’humanise, et renvoie fortement, (notamment par son patronyme très francophone) à Truffaut dans Rencontre du 3ème type, une référence qui hante tout le film.
Car si l’on questionne cette étrange alchimie, c’est pour mettre au jour cette autre acception, plus commune, du terme dramatique : dont le mouvement renvoie à nos sentiment, et provoque ainsi l’émotion.
(la suite contient des spoilers)
Face au mystère de l’enfant, tout le monde est dépassé, personne ne comprend : il n’est ni une arme, ni un sauveur : raison pour laquelle ce fameux Ranch, dont on aurait aimé approcher davantage les arcanes, semble disparaitre en cours de route. Collé à son personnage au risque d’occulter ceux qui le traquent, le cinéaste décape une partie des enjeux pour se concentrer sur l’essentiel : la place d’un enfant, et son départ imminent.
On peut regretter que trop de mots viennent expliciter son appartenance, que trop d’images matérialisent son univers : ce final de synthèse reste pour moi problématique, car à rebours de toute la poésie suggestive de ce qui précède. Mais l’essentiel n’est pas là, la véritable magie ne se loge pas dans ces séquences. C’est bien de foi qu’il s’agit, non tant dans le don exceptionnel d’un individu (occasionnant d’ailleurs des scènes assez comiques) que dans le don face à un individu : ceux qui se trompent sur Alton le font parce qu’ils l’envisagent dans leur intérêt propre, tandis que ses parents (Shannon et Dunst, impeccables) agissent pour lui, et doivent se rendre à l’évidence : le laisser partir. Peu prolixe, leurs échanges se limitent souvent à une question récurrente : « Are you OK ? ». Jusqu’à la réponse fatidique, soulagement et douleur simultanée : « You won’t have to worry about me. »
Pour comprendre cette emprise, un personnage nous guide, le plus mutique d’entre tous : Lucas. Arrivé après les autres, et pourtant là dès le début. Qui sait, mais dont on ne voit pas l’initiation. Bouleversé, engagé, dans une empathie totale, secondant père et mère, effleurant leur émotion et se lançant à corps perdu sur la route, en dépit de la nuit : une figure du spectateur.