8 hommes en polaires
On pourrait gloser des heures sur chaque nouvel opus de Tarantino, attendu comme le messie par les uns, avec les crocs par les autres.
On pourrait aussi simplement dire qu’il fait des bons films, et qu’en cinéphage ayant vibré toute sa vie durant devant un écran, il tente de rendre la pareille à ses semblables.
On a cru un moment que Les 8 salopards était un projet hors-norme : ce n’est pas le cas. Certes, Tarantino est désormais suffisamment sûr de lui pour faire ce qui lui chante, et se permet en cela une gestion du rythme ou un travail de l’image qui participent avant tout d’une passion personnelle, qu’on partagera ou non : sur certains aspects, son film est à prendre ou à laisser, et sa principale réussite et de ne pas trop laisser le spectateur de côté.
Le projet s’articule autour de deux priorités : l’écriture, et l’image.
Entre son interminable trajet initial et l’installation de la petite communauté dans le huis clos, Tarantino fonde tout son film, et non pas son récit, sur le dialogue : on devise sur l’identité de chacun, on ancre (avec une certaine insistance poussive) le contexte post guerre civile, et l’on y va de sa petite anecdote. Le temps peut sembler un brin long, mais la promesse de lendemains sanglants fait curieusement tenir l’édifice, et une insidieuse tension se met en place.
Car l’écriture fictionnelle est avant tout une mise en abyme : chaque personnage raconte une histoire, s’invente une identité ou un accessoire narratif qui pourra potentiellement basculer au profit d’une contre-vérité. Cette machine bien huilée, fabrique de fiction, est la jubilation malicieuse du cinéaste, qui a toujours ponctué ses récits de digressions, de Reservoir Dogs et sa dissertation sur Like a Virgin à Pulp Fiction et cette fameuse destinée de la montre en or.
Mais contrairement à l’emphase baroque des Kill Bill ou Django, Tarantino modère ici ses effets de manche : en huis clos, il se concentre sur la parole et laisse la dynamique sourdre du mouvement des relations retorses entre les personnages. C’est tout à son honneur, car il prête moins le flanc à la frange habituelle de ses détracteurs, qui voient en lui un sale gosse compilateur et clinquant, incapable de se poser. On a certes le droit à quelques petites coquetteries, comme le retour sur une scène à la Rashomon, ou un long flashback permettant la relecture du début, procédés déjà maintes fois utilisés chez Tarantino, de Pulp Fiction à Jackie Brown Mais cette quasi austérité n’est pas pour autant totalement maîtrisée : le film est presque tout entier dédié à Samuel L. Jackson, qui certes le mérite bien, mais au risque d’écraser ses partenaires, qui manquent singulièrement d’épaisseur pour lui donner réellement le change. On voit, a posteriori, surtout là des candidats à la mort violente en attente de leur tour avec une certaine résignation.
On attend tout de même un temps bien long avant que n’éclate LA grande scène, de celles que Tarantino maitrise comme personne, à l’image de l’ouverture d’Inglorious Basterds ou du repas avec Di Caprio dans Django, mélange intense de tension sourde et de jubilation. Ce sera le fameux récit, savamment disposé avant l’entracte, de la mise à mort (supposée) du fils du général sudiste, visant à provoquer un duel. Morceau de bravoure, découpage, jeu, tout le talent du cinéaste est ici concentré.
Le deuxième angle est donc celui de l’image.
Filmé en 70 mm, projeté dans des conditions exceptionnelles avec prologue et entracte, le film a un cachet qui pourrait sembler factice, mais qui lui donne en réalité une âme (qui lui fera probablement d’autant plus défaut dans un format habituel en numérique). Avoir recours à du 70 mm pour un film en huis clos est tout de même particulièrement audacieux, mais le résultat est splendide car étudié au cordeau : la lumière, les contrastes, l’exploitation de l’espace, où chaque personnage occupe une place éminemment stratégique dans cet univers très proche d’Agatha Christie. Tarantino joue avec le hors champ, explore sous tous les angles cette petite boutique des mensonges aux obscurités chamarrées dans laquelle filtre une poussière volatile et des scintillants flocons.
(Spoils)
Après l’entracte, l’emballement autorisé par les premiers coups de feu va déchainer les passions. Dans un bain de sang qui évoque à la fois Reservoir Dogs et la paranoïa de The Thing, le jeu de massacre l’affirme haut et fort : l’omnipotent puppet master fera valser ses pantins avec un plaisir cruel. Le western flamboyant est crépusculaire comme celui des prestigieux aînés, de Peckinpah à Léone, usant jusqu'à la parodie tendre les ralentis et les mines patibulaires. Cynique, gore, explosant autant les membres, les crânes que les cloisons dans lesquelles on avait au préalable cloués les protagonistes, le récit procède par une tabula rasa moins cathartique que ludique, un jeu de chaise radicale. Soldons les comptes, faisons taire les mensonges par l’unique vérité, celle de gerbes de sang.
Film de la maturité ? Meilleur film de Tarantino ? Non : Les 8 salopards est un film de Tarantino, qu’il a probablement réalisé avec le même plaisir que les précédents. Un film dans lequel il s’amuse, joue avec les mensonges rutilants de la fiction et le matériel prestigieux d’antan. C’est là sa limite, mais aussi la raison pour laquelle on peut l’aimer : les yeux écarquillés et le sourire aux lèvres.