Hors-champ en emporte le sens.
On a beau y avoir été préparé, le choix esthétique si singulier du Fils de Saul est une véritable claque dans ses deux premiers plans-séquences. Leur virtuosité, d’abord, par ce déplacement collé à un personnage qu’on ne lâchera plus, et la distribution intelligente de l’espace qui l’entoure, permettant une scénographie limpide, au service d’une narration, voire d’une démonstration qui tente de ne pas dire son nom. La bande-son, le jeu des couleurs et le flou exacerbé du second plan effarent d’autant plus qu’ils donnent à l’indicible une place centrale, mais filtrée par celui qui l’accompagne, s’étant accommodé à l’idée que sa vie n’est plus qu’un cauchemar aux contours flous.
Le film n’abandonnera plus ce parti-pris, asphyxiant volontairement le spectateur dans un format 1,37:1, le forçant, comme le forçat, à ces déambulations labyrinthiques, boule de flipper renvoyée d’un camp à l’autre, entre l’efficacité de l’industrie de la mort, les tentatives fragiles d’une mutinerie et sa propre quête, celle d’offrir une sépulture à un enfant qui pourrait être le sien. A chaque virage, Saul est alpagué, rivé à une tâche, qui l’interrompt dans son entreprise secrète, et permet simultanément de décliner l’infini de l’horreur, de l’accueil des convois à la cendre qu’on disperse, en passant par les fours, les fosses communes, les charniers et les exécutions sommaires.
Autour de lui, la fureur est partout, et cette frénésie, certes en second plan, rappelle, surtout pour sa bande-son, la violence de Requiem pour un massacre : pas question d’amenuiser ou d’éluder.
Alors que cette apogée permanente dans l’horreur semble nier la possibilité à un récit de se construire, les sonderkommando étant eux-mêmes destinés à être exécutés, László Nemes propose une habile parade : face à l’univers concentrationnaire, il s’agit de se délester de tout titre pour redevenir un homme. Saul se débarrasse de sa vitale veste marquée d’une croix rouge pour sauver le rabbin. Cet enfant, cette femme qu’il va retrouver contre son gré, ce rabbin qui n’en est pas un : tous perdent leur fonction, leur identité, pour ne devenir que des allégories d’une humanité qui devrait fermer les yeux pour s’extraire de l’inhumain qui l’entoure. Et l’un des compagnons d’infortune de Saul de prendre à bras le corps cette fonction de détenteurs de secret qu’on leur assigne, eux qui sont employés à effacer les traces, par ce geste qui mime en abyme toute l’entreprise du cinéaste : prendre un photo, et témoigner.
C’est bien dans ce choix, parfaitement réfléchi et tout à l’honneur de Nemes, que réside la force et les limites de son œuvre. Il semble incongru de se placer en habituel spectateur face à un tel sujet, comme il l’était de critiquer les choix formels de Pahani dans Taxi Téhéran : une certaine gêne s’installe, à pouvoir, de notre fauteuil, ergoter sur tel ou tel effet au service de notre souveraine émotion.
Pourtant, c’est elle qui finit par avoir le dernier mot.
Film virtuose, issu d’une idée brillante, Le Fils de Saul est l’œuvre parfaite pour école de cinéma, un exemple à garder pour une dissertation sur le point de vue, le second plan, la bande-son, l’adéquation entre forme et fond. Tout est pensé, tout est écrit au cordeau, et le film ne cesse de déployer sa lumineuse idée ; au point qu’on finit par ne voir qu’elle, au détriment d’une immersion totale. La frénésie constante empêche l’identification des personnages secondaires, et la trajectoire, certes convaincue du personnage, si elle passe par la déshumanisation, fait aussi de lui et de cet enfant des allégories, voire des instruments visuels, auxquelles on peine à s’attacher.
Plus embarrassant, l’écriture n’est pas dénuée d’effets de manche pour capter l’émotion du spectateur, de cette structure en thriller où les événements se précipitent (le nombre de convois obligeant à des exécutions par balles, l’organisation des attentats et les 70 noms des sonderkomando à exécuter à fournir pour le lendemain, la fuite lestée du corps de l’enfant dans l’eau…), ajoutant à l’étouffant cadre un emballement exténuant.
Quant à cette parade permettant d’approche l’horreur absolue sans la montrer totalement, ne nous y trompons pas : flouter n’est pas censurer, et l’œil n’aura de cesse de vouloir percer ce second plan pour y voir ce qui est suggéré, voire souligné, par une photographie qui isole les chairs claires des corps innombrables, ou une bande son qui accentue les pleurs d’enfants et le bruit sourd des coups de poings ou de feu. Le procédé est clairement à double tranchant, et semble plus appartenir à la rhétorique qu’issu d’une véritable pudeur humaniste. Nemes a relevé ce défi du film sur l’irreprésentable, et l’a fait avec des moyens qui soulignent son statut non usurpé de premier de la classe. La démonstration est imparable, et restera probablement dans les annales. Reste à se poser la question du résultat sur le spectateur, qui oscille entre reconnaissance formelle et embarras émotionnel, se demandant si ce personnage, vecteur visuel et chorégraphique, est une figure de style… ou si c’est un homme.