Coppola ouvre Le parrain par un mariage, un choix judicieux qui lui permet de présenter tous les personnages qui vont faire la pluie et le beau temps dans sa célèbre fresque mafieuse. A n’en pas douter, avec ce premier film d’une saga dont il me reste à découvrir deux exemplaires, Francis Ford Coppola est devenu, à raison, la référence incontournable du film mafieux dans ce qu’il a de plus divertissant. A comprendre qu’en lieu et place d’une dénonciation rugueuse et brutale comme cela pouvait être le cas dans les polizieschi directement influencés par le néoréalisme italien, Le parrain se présente comme le versant américain du genre : un film qui associe le spectaculaire des règlements de compte à la précision subtile des dialogues qui les mettent en marche.
Pour dérouler sa symphonie funeste, Coppola peut compter sur la présence d’acteurs forts en tronche. Du changeant Al Pacino, qui troque les masques avec aisance, mutant du fiston diplomate à l’apprenti parrain inflexible avec un naturel saisissant, à l’inflexible mais charmeur Marlon Brando, présenté comme la voix de la sagesse alors qu’il n’est autre que l’incarnation d’une faucheuse impitoyable, les hommes sont au cœur du film, plus importants même que les actions qui les caractérisent. C’est en cela que le parrain s’imprime dans les rétines, par sa capacité à raconter plusieurs destins sans en perdre un seul en cours de route. Quand le second couteau apprend à son futur boss comment cuisiner sa spécialité, et qu’il endosse à nouveau la casquette professorale quelques minutes plus tard, troquant les tomates pour un révolver ajusté aux mains novices de son élève, il devient aussi important pour l’histoire que les membres de la famille Corleone eux-mêmes.
C’est aussi à sa mise en scène inspirée, qui ne s’emballe jamais, Coppola étant un cinéaste de la maîtrise, que Le parrain doit sa juste réputation. Qu’il s’agisse de filmer la fulgurance d’un assassinat prenant place dans l’intimité d’un petit restaurant familial ou d’introduire le personnage central du film, lors d’une première scène qui assure d’entrée de jeu la qualité de ce qui va suivre, la caméra est d’une précision redoutable, peut-être trop rigoureuse par moment, mais l’efficacité de son placement n’est jamais à remettre en question, chaque scène est d’une lecture limpide.
Toutes ces qualités étant énoncées, il y a quelques petites choses qui m’ont tout de même un peu tracassé — toute proportion gardées hein, lâchez donc les pierres que vous venez de ramasser —dans ce premier Parrain.
L’absence, d’abord, d’un personnage féminin marquant. Le parrain est un film de bonhommes, certes, mais il est dommage que les femmes y aient une place si limitée. En tout et pour tout, trois jolies jeunes femmes (enfin 2 et demi) se partagent la bobine, et deux d’entre elles ont la chance d’énoncer plus de deux phrases en 3h de temps. D’un côté, l’attendrissante femme du futur parrain, qui a été bien gentille d’attendre que son promis s’amuse en Sicile avec une jeunette avant de devenir une roue de secours de luxe. De l’autre, la sœur Corleone, qui est certainement celle qui a le plus de présence à l’image et se cantonne à être une hystérique qui aime se prendre des roustes par son mari. Alors oui, Talia Shire est celle qu’il vous faut pour hurler à tue-tête, on est d’accord, mais quand même, il y avait plus subtil à faire, surtout quand on voit la qualité de la plume qui construit les personnages masculins.
Le côté très académique et un peu trop littéraire de l’ensemble ensuite. Finalement, le parrain, c’est un peu la mafia racontée pour la famille, une fresque attendrissante sur des pourris qui butent n’importe qui pour un peu d’oseille, mais qu’il faut croire quand ils vous disent que c’est pour subvenir aux besoins de leurs familles. Qu’on s’entende, la démarche est parfaitement légitime, on est dans une fiction et les personnages sont voulus marquants, mais je crois que je préfère le traitement d’un Scorsese à ce niveau là, qui n’hésite pas à faire de pourris mafieux des vrais salopards, et qui prend son plaisir à rendre plus acharnée la violence qui les anime.
Évitons tout de même de finir cette palabre sur cette note négative, parce que ce grand film mérite tous les éloges qu’il reçoit généralement. A l’image de ses dernières minutes inspirées, lors desquelles Pacino reprend le flambeau et devient le parrain de manière définitive —glaçant moment qui voit une porte qui se ferme le séparer de sa femme après qu’il lui ait menti sans sourciller—, c’est une œuvre particulièrement maîtrisée dans sa folle ambition qui inspire un immense respect. Et même si cette dernière n’est pas un coup de cœur pour moi, c’est tout simplement parce que malgré son défilé d’acteurs ultra solides et sa maîtrise formelle de chaque instant, son écriture un peu trop idéalisée est moins ma tasse de thé.
Je suis également resté un peu sur ma faim quant au choix de Coppola d’acter, par les interactions entre les différents boss, la guerre des familles plutôt que par l’action à proprement parler. Au niveau, notamment, des effusions de violence qui sont parfaitement mises en scène dans ce premier opus mais un peu trop ponctuelles à mon goût, même si c’est certainement ce qui leur confère cette puissance qui vous cloue au siège lorsqu’elles prennent d’assaut l’écran et s’impriment sur les rétines à tout jamais.