Les arcanes du blockbuster, chapitre 19
Sur la table en acajou, une pile de livres remplace la traditionnelle corbeille de fruits.
- Bon, mes mollusques d’amour. Aujourd’hui, on réactive un serpent de mer vieux comme la peau des mains de Madonna : Jurassic Park. Je vous arrête tout de suite. Je vois bien vos petits yeux porcins énamourés à l’idée de réinjecter du pixel dans cette fructueuse machine à sous, mais avant de me dégobiller vos insanités habituelles, j’ai décidé de corser un peu les règles du brainstorming.
- Oh non putain chef pitié, par de nouveau l’ILC !?
- Rien de tout ça, rassure toi Bryan. Figurez-vous que j’ai passé une partie de mes vacances en France. Et que contrairement à vous, bovins décérébrés du bulbe, j’ai décidé de m’ouvrir un peu. J’ai lu. J’ai briefé l’air tu temps, genre. Je nous ai dégoté un nouveau consultant. Dites bonjour à André Manouchian.
- Bonjour.
- Voilà, on va droit à l’essentiel, je vous explique le concept. Ouais ma couille, on fonctionne par concepts, aujourd’hui. Donc : André a préparé une synthèse sur les implications philosophiques de la réactivation de Jurassic Park et va nous gratifier d’aphorismes que vous allez appliquer en éléments scénaristiques.
- …
- Bon, vous aurez remarqué que vous êtes en comité restreint, aujourd’hui. Pas de Rick, ni Nick, ni Click, ni Mick. Vous êtes la crème, mes fiottes, et c’est peu dire que je compte sur votre réactivité. C’est pas compliqué, les carpes iront pitcher le prochain Terminator. André vas-y, balance.
- Mais chef, j’ai une question. Pourquoi ?
- Par défi, Stanley. Ça m’excite. Et après on ira lire la presse française, je te jure que ça peut vraiment être bandant. André ?
- « Notre époque est l’ère du post. Post post-modernisme, cynisme et lucidité : plus la clarté est grande dans la supercherie, plus la croyance est possible. »
- Allez les gars on fuse, là ! Bon, André, c’est un peu du viol auriculaire, faut avouer. Cynisme et méta, les gars, vous me dites quoi ?
- Ah ok. Ben on compare le public du parc au public des salles.
- Ouais ; ils veulent toujours plus. Plus de dents, genre.
- Le « whaou effect ».
- Et on leur fout un DGM. Un Dinosaure géné…
- Oui, tout le monde avait compris, Bryan.
- On met un mec nostalgique qui représente le gentil Steven de 1992, avec tee-shirt et tout, qui dit que c’est pas bien d’en faire trop, que les sponsors sont partout, que merde quand même, le bonheur se contente de peu…
- …et on place Mercedes et Coca, on invente un dino qui pourrait prendre Godzilla en levrette sans taser, des gosses sur des triceratops genre mini poneys et un aqualezard tsunami style.
- Voilà. André, tu continues ? Evite les phrases, par contre.
- Ah, euh. La problématique avec la capacité à admirer : l’émotion à l’ère du numérique. Les générations nouvelles et celles qui ont vu le premier à sa sortie. Le vrai, la nature. Tout ça.
- Ouais, j’ai, chef : deux frères, un jeune émerveillé, l’âme d’enfant, et le grand, blasé, branché gonzesse qui décroche de son portable qu’à partir du moment où il devient un potentiel apéricube.
- Et aussi, le cynisme capitaliste des boss du parc contre ceux qui y croient. Genre SPD, voyez, société protect…
- …Ouais, tout le monde avait compris.
- On peut faire un homme qui murmurait à l’oreille de Vélociraptors, non ?
- Putain ouais. Genre il les dresse et tout.
- On a notre star, là. Je veux un vrai mec qui s’oppose aux cols blancs qui ne résonnent que par chiffres.
- Bungalow. Moto. Il attrape les moustiques à la main. Et il va visiter les amygdales de la patronne avec sa langue quand elle aura trucidé du ptérodactyle après avoir fait tomber le tailleur.
- Vous êtes chauds mes chatons, je kiffe. André, tu relances ?
- La dichotomie entre bonheur et divertissement. Violence et sacré. Soumission librement consentie et dérive des instincts tristement humains.
- C’est vrai, faut quand même foutre un peu les jetons, quoi. Remake de Predator, avec un DGM qui peut se camoufler, genre il a des gênes de méduse. On reprend ce qui marche : course avec les bagnoles, les rétroviseurs, la gueule qui passe à quelques centimètres du perso, tout ça. On peut aussi placer Les oiseaux d’Hitch, avec pluie de mutants sur les foules en plein mojito happy hour.
- ET EN MEME TEMPS, un boss indien qui veut qu’on soit heureux dans son Parc. Qui rappelle la petitesse humaine.
- ET EN MEME TEMPS, des expériences pour faire des soldats dino, des trucs de ouf, qui font dans les tranchées et tout…
- Calme-toi, Stan.
- Le tragique. Pensez au tragique : l’homme dépassé par sa propre création, un Frankenstein 2.0.
- Pas mal André. Placez moi la phrase “This is happening, with or without you”. Deux fois, au moins.
- Et de la famille, aussi, hein. Take care of kids, tout ça. Et un noir. Un français. En hommage.
- Une petite dernière, André ?
- “L’humour est la politesse du désespoir”.
- Ah ouais. Faites des vannes. Plein.
- Putain.
- Oui, vous pouvez l’affirmer, c’est dans l’air du temps : vous allez cartonner.