2012. Lana et Andy Wachowski sont en pleine production de
Cloud Atlas, œuvre chorale devenue le plus gros budget de l'histoire du cinéma indépendant. Ils se voient proposer par Jeff Robinov, ancien agent, ami du duo et accessoirement PDG de Warner Bros de l'époque, de mettre en place un projet de science-fiction original et ambitieux. L'objectif de ce projet : permettre aux Wachowski de créer un univers inédit qui pourra être utilisé en cas de succès comme nouvelle licence propice à des suites. Pour faire simple, l'idée est de renouveler l'expérience Matrix au sein d'une Warner en manque cruel de nouvelles licences.
Après un an de pré-production centrée sur la création de ce nouvel univers arrive
Jupiter Ascending, premier opus d'une saga de science-fiction pensée comme une trilogie et qui, hélas, connaîtra une production plutôt houleuse, la faute très certainement au départ de Robinov en 2013, et donc à un manque d'intérêt du studio dans les dernières étapes de création du film. Entre des projections-tests peu concluantes, des reshoots imposés au Wachowski pour éclaircir l'intrigue et un décalage de la date de sortie de sept mois (le film était censé sortir en juillet 2014) pour cause de remontage, d'effets spéciaux pas finalisés et d'un marketing à repenser totalement,
Jupiter Ascending avait, petit à petit, tout du blockbuster maudit. Il en résulte ce qu'on pourrait appeler un très beau massacre : certes le film a souffert de cette production, et cela se voit indéniablement, mais il reste néanmoins non seulement un spectacle euphorisant, mais surtout une œuvre qui reste profondément intègre aux thématiques de ses auteurs.
On arrêtera rapidement la comparaison entre
Matrix et
Jupiter Ascending, puisque hormis l'appartenance au genre de la science-fiction et l'intégration d'un récit respectant les codes campbelliens, les deux œuvres n'ont finalement pas grand chose à voir. Les Wachowski ayant voulus dès le départ imposer un récit aux enjeux simples, la richesse que l'on pouvait trouver dans le sous-texte philosophique d'un
Matrix se trouve plutôt ici dans la caractérisation d'un univers créé de toutes pièces. Ce monde empruntant autant à
Star Wars, à la génération Métal Hurlant ou encore au
Dune avorté de Jodorowsky (les soldats "sims" des Abrasax sont directement inspirés d'un concept-art du projet cité) qui s'avère être certainement la note d'intention la plus ambitieuse du métrage, au point de le desservir parfois.
En effet, là où les Wachowski avaient réussis auparavant à concevoir un film one-shot qui présentait un univers sans trop en dévoiler, on trouve dans
Jupiter Ascending une véritable frustration devant des concepts visuels et/ou thématiques géniaux qui, hélas, n’apparaissent parfois quelques secondes à l'écran. Le script de base de 600 pages ayant été réduit de moitié en cours de production, on peut se douter que le film aurait dû être plus long pour développer ces aspects, mais cela n'empêche pas un sentiment de réel gâchis, d'autant plus lorsqu'on constate qu'une suite n'aura sûrement jamais lieu, la faute à des retours financiers en deçà des espérances. Pour autant, la force de
Jupiter Ascending est bien là, avec une volonté d'éloignement des codes visuels classiques du blockbuster américain.
Là où un film comme
Guardians of the Galaxy est conçu pour plaire visuellement au grand public, pour paraître instantanément cool, le film des Wachowski se complaît à ne suivre aucune mode, quitte à choquer et à se faire critiquer pour son soi-disant mauvais goût, et assume ainsi une direction artistique kitsch que n'aurait pas renié un blockbuster SF des années 80, cette fois avec des moyens qui rendent l'entreprise autrement plus éclatante visuellement. Sur ce point, on n'avait clairement pas vu le création d'un univers de space-opera aussi original depuis
Star Wars, qui n'avait pourtant pas subi les foudres de la critique alors qu'il s'inscrivait lui aussi dans le fantasme d'une autre époque.
Néanmoins, il se cache dans
Jupiter Ascending un script pour le moins étonnant. Certes, les Wachowski ont voulu livrer un récit simple, mais pas pour autant simpliste. Ainsi, à la manière d'un
Matrix Reloaded, le space-opera du duo se veut être ainsi bien plus que l'histoire typique d'un blockbuster typique, notamment en demandant au spectateur de ne pas s'arrêter à la surface. A première vue,
Jupiter Ascending est donc un film à l'enjeu plutôt simple, puisqu'on y suit une héroïne qui doit, comme l'indique le titre, connaître son ascension et dépasser sa condition de départ, mais il semblerait que le public en vienne à critiquer cette apparente simplicité. Le montage de
Jupiter Ascending n'aide peut-être pas (pourquoi révéler l'existence du reste de l'univers aussi tôt et ne pas les découvrir par les yeux de Jupiter ?), le film multipliant les péripéties et unités de lieux à une vitesse qui peut clairement rebuter à la première vision (la structure répétitive et évolutive n'aidant pas, ainsi le film a un véritable ventre-mou en milieu de parcours), mais le récit en lui-même est d'une logique imparable. Non seulement, comme dit auparavant, le film respecte les codes campbelliens qui oblige le héros en fin de cycle à retourner à sa condition d'autrefois, non sans avoir gagné une aventure et un pouvoir entre temps, mais on a aussi une vision du héros typique de l'écriture des Wachowski, à savoir un protagoniste dont l'évolution ne se fait non pas par l'action comme le ferait la plupart des blockbusters, mais par le choix.
La trilogie Matrix le clamait haut et fort : ce qui importe, c'est le choix. Cela a toujours été ainsi le long de la filmographie des Wachowski, entre un Speed Racer qui affrontait les mêmes épreuves décisives que son frère décédé, un Zachry dans
Cloud Atlas qui devait combattre les conséquences des choix de ses vies antérieures pour connaître la paix, ou tout simplement certaines répliques évocatrices de la série
Sense8, il y a dans le cinéma du duo une volonté d'identifier les protagonistes par des décisions importantes. Ainsi,
Jupiter Ascending n'est ni plus ni moins qu'une revisite contemporaine du conte de fées, avec des références ouvertement déclarées (Cendrillon, La Belle et la Bête) et des codes déformés (le prince à épouser, les bottes de sept lieues, le baiser, la forteresse à envahir pour sauver la princesse, la figure du dragon, etc...).
Au premier abord, dans un tel contexte, le personnage de Jupiter n'est qu'une énième fille en détresse. En réalité, le personnage (actrice d'une descente aux enfers, à la manière de la divinité de l'amour Inanna, qui partage plusieurs points symboliques avec Jupiter, entre l'allusion à la fertilité et la liaison à une planète du système solaire) possède une évolution bien plus subtile, puisque là encore, ce sont ses choix en contradiction avec les codes du conte de fées qui la feront évoluer, que ce soit la vision du mariage comme une contrainte (le mariage est une affaire d'état, pas d'amour, comme le dit Titus), le refus du système matriarcal (Jupiter est prête à vendre ses ovules et se refuse à devenir une image maternelle pour les Abrasax), l'abandon de la famille au profit du bien commun, de la justice (choix déjà visible dans
Speed Racer) ou encore la séquence finale où elle obtient ce qui lui permettra de s'envoler et donc de ne plus avoir à être secouru (le code campbellien est respecté : le héros retourne chez lui, en ayant obtenu quelque chose en plus).
Le film est aussi l'occasion pour questionner directement ce qui pouvait se trouver en filigrane dans des films comme
Cloud Atlas ou
Matrix, à savoir la question de l'identité par le genre ou le pays. Ainsi, Jupiter se décrit dès les premières minutes du film comme une alien, née sans véritable pays, et doit ainsi découvrir par elle-même un univers où elle est automatiquement jugée pour ce qu'elle représente. Idem pour le personnage de Caine Wise, décrit comme un loup sans meute et montré tel un ange sans ailes (on pense forcément au personnage de Séraphin de la trilogie Matrix), qui est finalement un protagoniste-fonction (il doit sauver la princesse du conte de fées) devant apprendre à transcender les règles qui lui ont été imposées à sa fabrication génétique (la réplique de Stinger, "I know because of who and what you are, you're unable to say this, so I'll say it for you" prend alors tout son sens).
Quand à la famille Abrasax, elle est loin d'être un trio banal d'antagonistes, puisqu'on y retrouve finalement des penchants modernes de différentes mythologies. Pendant que Kalique emprunte à Kalika, déesse hindouiste du temps (elle déclare elle-même que ce dernier est devenu la ressource la plus importante de l'univers), et que Balem s'inspire de Baal, divinité égyptienne qui assassine sa mère car elle refuse de vivre plus longtemps dans le monde humain, la relation entre Balem et Titus rappelle fortement celle d'Enlil et Enki, qui étaient chargés de cultiver, et donc de moissonner, les richesses de la Terre (l'humain donc, selon les Wachowski). A ce titre,
Jupiter Ascending est bien plus qu'un blockbuster classique, il est non seulement une pièce logique au sein d'une filmographie étonnante, mais aussi un digne représentant de ce qui manque cruellement à Hollywood : un film qui transcende son statut pour partir dans des directions où on ne l'attend pas, quitte à perdre beaucoup de spectateurs en cours de route. De la même manière que les suites de
Matrix qui avaient été très critiquées au moment de leur sortie, car elles ne correspondaient pas aux attentes basiques que l'on peut avoir d'un tel film,
Jupiter Ascending est un film qui mérite qu'on s'y attarde, et qui ne doit pas être jugé de prime abord, afin de découvrir sa véritable richesse.
Alors certes,
Jupiter Ascending reste un métrage qui possède ses défauts. Outre la narration abrupte déjà évoquée, il faut reconnaître au film certaines errances dans son casting (Mila Kunis, dans un rôle prévu à la base pour Natalie Portman, se révèle être le plus gros point faible du space-opera tant elle se révèle incapable d'exprimer correctement la moindre émotion), une love-story insipide dans la façon dont elle est amenée, la caractérisation de certains personnages comme la famille de Jupiter (on sent la volonté de recréer une cellule logique comme celle de Speed Racer, mais sans que cela ne fonctionne), ainsi que quelques choix pour le moins risqués de la part des Wachowski (la séquence rendant hommage à
Brazil s'accorde difficilement avec le reste). Mais ce serait bien dommage de condamner un tel film qui, à l'heure où chaque film à gros budget ressemble au précédent, cherche à proposer quelque chose d'inédit à son spectateur, quitte à se révéler bancal par moment.
Que l'on aime ou pas, on ne peut cependant reprocher à
Jupiter Ascending une maîtrise formelle de l'action. Le choix des Wachowski de ne pas céder au tout-CGI rend le film encore plus captivant dans ses morceaux de bravoure, à l'image de cette course-poursuite où quasiment chaque plan a réellement été tourné dans le ciel de Chicago. La comparaison avec la trilogie Matrix fait forcément un peu mal, tant il manque clairement le travail d'un grand chorégraphe pour rendre l'action exceptionnelle, mais l'ambition visuelle est telle que le film met une sévère claque à la quasi-totalité de la récente concurrence. Le climax final, d'une générosité totale et d'une pyrotechnie folle (certains mouvements de caméra sont juste dingues), est l'image même d'une séquence fantasme qui prend soudain vie, et même en dehors de l'action, les Wachowski arrivent à délivrer quelques beaux passages plein de grâces, à l'image de cette scène finale très romantique et symboliquement forte, se déroulant sur un coucher de soleil identique à celui du dernier plan de
Matrix Revolutions (tout comme le film a commencé sur le plan final de
Cloud Atlas). A cela se rajoute la superbe composition de Michael Giacchino, qui avait déjà officié sur Speed Racer, mais cette fois avec le mode opératoire hérité de Tom Tykwer, qui consiste à composer la musique avant même que le film soit tourné, et ce afin de laisser une liberté de ton et d'approche totale. Il en résulte l'un des plus beaux travaux du bonhomme, épique et lyrique à souhait, et qui rappelle énormément le travail d'un certain John Williams sur
Star Wars, avec des thèmes évocateurs et inspirés.
Malgré la gifle financière et critique que le film a subi, peu de doutes que
Jupiter Ascending sera réévalué avec le temps, non pas comme un grand film, il a beaucoup trop de défauts pour cela, mais comme un divertissement qui osait faire un doigt d'honneur à tout ce que représente le blockbuster des années 2010. Non content d'offrir le film de SF le plus original depuis très longtemps, les Wachowski livrent aussi une pièce, bien que faiblarde par moment, totalement logique vis à vis de leur filmographie. Divertissement simple, mais pas simpliste,
Jupiter Ascending est, sur beaucoup de points, le pendant déjanté et plus conventionnel d'un
Matrix ou d'un
Cloud Atlas. Si ce n'est certainement pas ce que le public attendait, de toute évidence, le temps saura rappeler que ce n'est pas la première fois qu'un film aura été jugé trop sévèrement à sa sortie, par manque de compréhension et/ou de recul.