Une femme sans influences
Quelque soit son sujet, Cassavetes ne déroge jamais, au fil de sa filmographie, à une ambition de plus en plus précise : celle d’un portrait obsessionnel. Alors que ses premiers films s’attachaient d’avantage à des groupes (Shadows, Faces ou Husbands) et leur interaction explosive, son cinéma s’individualise à partir d’Une femme sous influence : désormais, un pivot central, complexe et attachant, occupe le réalisateur qui ausculte cette fascinante comédie souvent inhumaine.
De comédie, il est plus que jamais question dans Opening Night, thème qu’il poursuivra dans les shows low cost de Meurtre d’un bookmaker chinois. Film sur l’actrice, le jeu et le récit, il déplace l’aliénation sur les planches du théâtre. C’est là l’une des évolutions du film par rapport aux précédents : Cassavetes ouvre l’espace souvent clos et étouffant (de sa propre maison, dans Faces et Une Femme sous influence) pour des plans larges mais néanmoins toujours colorés d’un éclairage artificiel.
“There’s no humor anymore and glamour is dead”
Le parcours complexe de Myrtle Gordon est celui, finalement éculé (il suffit de voir la maladresse didactique de Bridman sur le sujet) des rapports d’une femme entre sa propre histoire et celle qu’on lui demande de jouer. Gena Rowlands, toujours aussi habitée, peut sembler en faire trop par instants : il s’agit de bien comprendre que c’est bien son personnage qui s’exprime alors, jouant sa vie, plus pathétique encore que son rôle, lorsqu’elle prend conscience que le temps y fait son œuvre.
Alors que Cassavetes semblait progressivement délaisser ses techniques premières fondées sur l’improvisation et l’éclatement du récit vers un cadre scénaristique plus conventionnel, Opening Night reprend, au sein même de son écriture, ses principes originels. C’est la confusion entre texte récité et répliques spontanées, ces répétitions où la personne prend le pas sur le personnage, refusant d’être giflée, celle où les aveux sincères passent par le jeu en public. Car du texte théâtral, on ne sait que peu de choses ; impossible de déterminer quand les comédiens y insufflent leur propres répliques et y la vérité de leurs sentiments propres.
Pour Myrtle, jouer une personne vieillissante est impossible pour une raison très simple : elle ne l’a pas encore été, ou reconnait-elle, elle n’a pas encore reconnu qu’elle l’était devenue. Opening Night restitue donc le parcours d’une vérité à assumer, celle de l’âge et de la fuite du temps, le tout par les détours du jeu, des fantômes, voire des médiums.
C’est aussi et surtout l’affirmation d’une individualité et d’une comédienne qui s’affranchit : du pantin à qui on dicte la conduite, elle détruit tous les fils pour, du sol, ramper vers la reconquête de ce qui reste d’elle. Manny (Ben Gazzara toujours aussi tendre et authentique) passe ainsi du rôle de coach à celui de spectateur serein, et tous les hommes vont découvrir en Myrtle une véritable interlocutrice.
Si cette solitude est structurante, c’est cependant bien sous le regard protecteur d’une famille qu’elle se met en place, à l’image de Manny qui laisse Myrtle ramper, ivre morte, jusqu’à sa loge. Plus le récit progresse, plus celle-ci gagne en densité, jusqu’à ce regroupement final où Cassavetes, à la fois réalisateur et comédien, convie les membres de sa famille artistique via les apparitions subreptices de Peter Falk et Seymour Cassel.
Le trajet se fera donc vers la lumière, et les sombres détours de l’acceptation de la mort conduiront non à la solitude, mais à la sereine constatation d’appartenir à un groupe ; de la même façon, c’est bien par les explorations de la fiction et de l’artifice que l’accès se fera à la vérité, parfaite restitution du projet cinématographique de Cassavetes.