S'atteler à la critique d'un mastodonte comme Heat sans verser dans le concours de superlatifs n'est pas une mince affaire. D'ailleurs, je suis à peu près sûr que je n'arriverai pas à me retenir. Commençons par une évidence, Heat est un sommet du polar des années 90, à tel point que j'estime qu'il n'y a pas eu mieux en la matière depuis. 20 ans déjà et personne en ce bas monde n'a été capable de livrer un film à même de contester ce statut. Sur le papier, l'histoire est d'une simplicité totale. Le flic et le voyou, point barre. Mais quand le premier est interprété par Al Pacino et le second par Robert de Niro, c'est comme un fantasme de cinéphile qui devient réalité.
Je ne l'avais pas vu depuis 5 à 10 ans et j'ai essayé de le regarder avec un œil critique prêt à déceler le moindre petit écart artistique. Ce fut peine perdue. 2h50 plus tard, je ne peux que m'incliner devant le génie mis en oeuvre. Après quelques jours de digestion au cours desquelles il me fut impossible de regarder quoi que ce soit (j'ouvrais mon placard contenant mes DVD/Blu-ray et ils tremblaient tous comme des feuilles mortes à l'idée d'être "le film d'après"), je suis surtout épaté par l'intelligence qui habite le film d'un bout à l'autre. Pas une once de connerie à l'horizon, rien est à jeter. Le seul personnage qui aurait éventuellement pu sortir de ce cadre qualitatif, c'est le chien fou Waingro (Kevin Gage) mais l'écriture des personnages est à ce point réussie qu'il n'en ressort rien d'autre que de la pitié pour ce flingueur pathétique. Adjectif qui lui sied naturellement suite à ses actes irréfléchis lors du braquage du convoi en ouverture mais aussi dans la dernière partie, quand il pense pouvoir mettre des bâtons dans les roues de Neil McCauley (De Niro). Certes, il le fera indirectement mais il finira surtout avec le buffet criblé de bastos, seul sort envisageable pour un fumier de son espèce.
Heat est l'occasion pour Michael Mann de réviser ses grandes thématiques, un peu comme dans une version XXL du Solitaire. Des deux côtés de la loi, c'est le parti pris du réalisme qui prime. Nous ne sommes donc pas étonnés de retrouver encore une fois des hommes qui ne dérogeront jamais à leurs principes. Respect et fidélité muent d'une certaine manière leurs clans respectifs. D'un bout à l'autre de l'échelle, du premier au troisième rôle, tous les personnages sont parfaitement caractérisés. Ils ont des femmes, des enfants et leur pain quotidien, qu'il soit licite ou illicite n'est pas sans conséquence sur leurs vies privées. La minutie du réalisateur et ses recherches en amont de la production tournent à l'obsession. Mais tout ceci n'est pensé que dans un seul but, celui de livrer un film le plus exhaustif possible. Pari réussi.
Et dans le détail, mon dieu mes aïeux! Heat regorge de scènes cultes. Introspectives ou explosives, elles forment un ensemble qui libère une puissance dramatique sans commune mesure pour le genre. Tu veux de l'action? Prends toi dans la tronche le gunfight le plus cultissime des 20 dernières années! Ce braquage de banque qui tourne court, auquel succèdent des séquences de guérilla urbaine où l'on entend plus que le bruit assourdissant des M16, ça laisse sans voix et sur le cul. L'ouverture est à l'avenant, brute de décoffrage et expéditive. Tu veux de la punchline? On est pas chez Sly ou Schwarzy mais t'as tout de même le droit de t'en prendre une ou deux qui te font te lever de ton canapé et applaudir. Tu veux une rencontre au sommet? Je t'offre la scène du restaurant et ces deux géants qui se rencontrent enfin devant une caméra, chargés comme des mulets par toute l'imagerie cinématographique qu'ils traînent derrière eux. Heat, ça n'est que ça. Une suite ininterrompue d'indicibles plaisirs.
- What are you doing?
- What am I doing? I'm talking to an empty telephone.
- I don't understand.
- 'Cause there is a dead man on the other end of this fuckin' line
Parmi les nombreuses réjouissances, comment ne pas parler de ce casting de folie. De Niro, c'est peut être sa dernière très grande prestation (même s'il y a eu Copland et Jackie Brown un peu plus tard). Un putain de chef, un artiste dans son activité, emprunt de valeurs fondamentales. Discret, professionnel, plein de sang froid, déterminé. Toutes les qualités requises pour souder son équipe et survivre dans ce jeu de la mort quotidien. Pas le temps de se poser, de meubler sa baraque ou de vivre une relation amoureuse. Mais il aspire tout de même à se ranger, à l'instar de James Caan dans le Solitaire. Avant cela, il aura maille à partir avec Vincent Hanna, flic irascible et passionné par son job. Plus qu'un boulot, c'est un devoir et sa vie conjugale en subit les conséquences (déjà 2 mariages foutus en l'air et un troisième qui bat de l'aile). Al Pacino est moins dans la retenue, on le sent constamment sur le fil, prêt à imploser (quelques envolées verbales font planer l'ombre d'un pétage de plomb), mais il parvient in fine à se contrôler. Peut être une façon de se mettre au niveau d'un adversaire qui impose le respect et l'oblige à ne pas trop se disperser.
Et si on rajoutais une belle brochette? Tu veux des seconds rôles et même des troisièmes rôles de compétition? Michael Mann est ton obligé. Chez les bad guys, on trouve Jon Voight en receleur, Val Kilmer en fidèle lieutenant de De Niro et qui n'a jamais été aussi bon, Tom Sizemore idoine en sergent et même le caporal Danny Trejo ne fait pas tâche parmi cette constellation de stars. Côté flic, c'est du gros calibre aussi avec le comeback de Wes Studi 4 ans après son rôle inoubliable dans le Dernier des Mohicans, l'excellent Mykelti Williamson et le chevronné Ted Levine. T'en veux encore? Les électrons libres Tom Noonan (Manhunter) et Wiliam Fitchner sont dans la place. Sans être exceptionnelles, Amy Brenneman et Diane Venora sont plus que de simples contrepoints féminins. N'en jetez plus (bon, à la limite j'aurai bien fait crever Natalie Portman
), la coupe est pleine.
L'autre star du film, c'est Los Angeles. La cité des anges se présente sous un apparat presque désincarné. L’œil de Michael Mann ne la réduit pas à une simple fourmilière. C'est même tout le contraire. Pour vivre heureux, vivons cachés. Le bruit et la fureur, ça n'est pas le créneau de l'équipe de braqueurs de Neil McCauley. On calcule, on réfléchit, on mesure la prise de risque, notamment d'un point de vue géographique, voire même topographique (cf la scène d'échange des bons au porteur). Exit les néons, les plages et les points de passage obligés qui grouillent de monde. Bonjour les parkings déserts, les docks sans quidam et les abords d'aéroports. Est-ce que cela empêche Mann de nous décoller la rétine? Pas le moins du monde. Toujours épaulé par Dante Spinozzi à la photo (3ème collaboration successive), il donne un nouveau sens au terme "polar urbain". On ressent l'âme de LA, on pleure devant la beauté picturale de certaines compositions jusqu'à en rester pantois (l'épilogue, ultime). Ajouter à celà une BO et une soundtrack qui regorge de pépites et Heat devient la nouvelle définition du terme expérience sensorielle.
Un film somme, à voir et à revoir tant il a à offrir à chaque fois. La conjugaison au plus que parfait entre forme et fond. Un chef d'oeuvre. Absolu. Définitif.