Le vent, Victor Sjöstrom, 1928
The Windmills of your Mind
“I’ve left Virginia for good”, annonce Letty au passager plus que prévenant qui lui tient compagnie dans le train qui la mène vers de nouvelles contrées… le jeu de mot, transparent, introduit avec malice les enjeux du récit initiatique.
Nouvelle venue, Letty, ingénue campée avec maestria par une Lilan Gish pourtant presque quarantenaire, va exacerber désirs et haines : de l’épouse de son cousin, seul homme de confiance, et de trois prétendants, volage pour l’un, paysans bornés pour les deux autres.
Portrait de femme, Le Vent choisit, pour le crépuscule du film muet (une raison, d’ailleurs, de son échec), un ton résolument expressionniste, où la nature va prendre en charge les tourments intimes de cette petite communauté. Le vent qui souffle en rafale annonce dès le train une menace sourde qui tempête à la vitre du wagon. Fantôme d’un cheval selon une légende indienne, occasionnant de superbes surimpressions, cette force invisible est rendue prégnante par les volutes de sable qu’elle charrie.
Déçue par le séducteur volage, chassée par l’épouse jalouse, Letty se voit contrainte d’épouser un homme qu’elle méprise, le brave mais limité Lige.
Le premier renoncement, le soir des demandes de mariage, est bien celui d’un amour romanesque : la tornade du dehors ne fait que détruire les illusions au lieu de faire chavirer les cœurs, et notre Emma Bovary des Grandes Plaines va surtout devoir se confronter à la terrible épreuve du quotidien. Le mariage imposé, occasion d’un terrible premier baiser, va cloitrer Letty dans une maison en proie aux assauts répétés d’un vent incessant. Contrepoint total à la Femme des Sables, dont le décor similaire exacerbait une sensualité à l’abris du monde et en symbiose avec la matière fluctuante, Le Vent travaille l’aridité d’un cœur et la mise à l’épreuve d’une jeune fille.
Alors qu’elle préfère encore accompagner son mari que de rester seule, Letty se voit contrainte de rester dans la maison. Ce sera l’épreuve finale de l’introspection, rendue spectaculaire et ébouriffante par le double assaut final, du séducteur devenu violeur et des bourrasques d’une tempête aussi intimes que naturelle. Séquence d’action fulgurante, cette nuit de lutte qui préfigure l’agression de la maison par les oiseaux chez Hitchcock, cette nuit décisive permet l’affrontement de la solitude, mais aussi des désirs contradictoires d’une femme qui ignore encore ce que qu’on nomme l’amour. Le meurtre et son enfouissement sous un sable retors sont autant une libération du joug de l’homme dominateur qu’une révélation sur la nature profonde du lien qui l’unit à son mari. Alors que le vent frappait aux cloisons comme les prétendants à son corps et son cœur, ce geste décisif rend Letty maitresse de sa destinée.
S’offrant au vent, accompagnant son mari du regard vers l’extérieur avec défi, Letty est devenue femme. Ce final splendide, qu’on pourrait fustiger comme une allégorie de l’acceptation domestique et soumise, est exactement l’inverse : par le parcours chaotique et merveilleusement expressionniste des tempêtes, ce destin de femme est d’une profonde individualité, et dresse un portrait inoubliable comme le sera celui de Louise Brooks dans Le Journal d’une fille perdue l’année suivante.