Chaplin, Le Dictateur, 1940.
Le discours d’une foi.
Charlot avait ouvert les yeux sur les ravages de l’industrie dans Les Temps Modernes ; Chaplin voit désormais plus loin et traverse l’Atlantique pour porter l’attention qu’il convient à l’embourbement de l’Europe.
Alors qu’il aurait pu se contenter d’une farce antimilitariste, comme en atteste le prologue du film sur la guerre de 1918, où l’on gaffe avec les obus et l’on vole à l’envers sans en être conscient, le cinéaste va construire un film autrement plus ambitieux.
Parce qu’il a plus qu’une moustache en commun avec le dictateur, à savoir une célébrité mondiale, Chaplin va travailler cette équivalence dans un scénario mettant en abyme cette troublante mise en équivalence : soit la ressemblance entre un barbier juif et un dictateur antisémite. La deuxième malice consiste à faire du barbier un amnésique, découvrant avec candeur et fraicheur la barbarie du ghetto dans lequel il revient après la guerre : la charge dénonciatrice n’en sera que plus forte.
Film long, film dialogué, Le Dictateur tranche avec la filmographie de Chaplin autant qu’il la poursuit. Le travail sur le son, timidement à l’œuvre dans les films précédents, est ici éclatant. C’est tout d’abord une parodie de l’allemand comme on la trouvait de l’italien dans Les Temps Modernes, et un jeu constant sur l’expressivité de cette langue alliée à la haine du dictateur, rendant sceptiques ceux qui la traduisent ou la transcrivent à la machine, faisant ployer les micros et terrifiant jusqu’au barbier du ghetto, par parlophone interposé.
C’est aussi un habile exercice de décryptage de la communication et de la mise en scène du faste nazi : grandiloquence, révisionnisme artistique (la « Vénus d’hier » et le « Penseur de demain », resculptés pour faire le salut fasciste), leçon de domination visuelle entre Hynkel et Napaloni : d’une grande intelligence, le comique acerbe de Chaplin fonctionne sur tous les tableaux.
Si le ridicule ne tue pas, il écharpe : c’est bien là le crédo du film qui dresse un portrait bouffon du dictateur, permettant à Chaplin un double rôle, affable et maladroit (le barbier, qui sait néanmoins faire preuve d’une réelle virtuosité lorsqu’il s’agit de raser en synchronisation parfaite sur du Brahms) ou colérique et caractériel. Cassant des noix, pelant des bananes avec la même hargne qu’il tente d’abuser d’une secrétaire, son führer est aussi digne de pitié que d’effroi. Enfant jouant en état de grâce avec le globe qui lui éclate au visage, il montre la maitrise et ses déviances, avant de sombrer dans le ridicule le plus bouffon lors de la confrontation à son alter égo, un Mussolini gargantuesque, pour un duel à base de spaghettis, de fraises à la moutarde et de saucisses.
Face à cette débauche grotesque, le barbier et sa jolie compagne ont du mal à organiser une répartie, si ce n’est dans la fuite. C’est là qu’intervient Chaplin qui va reprendre les rênes du dédoublement pour assurer le final. Se substituant au dictateur, l’amuseur public entame un discours vibrant de sincérité, annihilant avec la seule force qui est la sienne, le cinéma, la mécanique du pire à l’œuvre en Europe. Sorte d’uchronie du présent, éradiquant Hitler de son vivant (avec la diplomatie que n’aura plus Tarantino dans Inglorious Basterds) ce discours trouble parce qu’il ne masque plus ses intentions dans les détours de la fiction : soudain, Charlie Chaplin prend la parole et parle du peuple, de l’esclavage, fustigeant la machine, terme qui l’obsède depuis Les Temps Modernes, et sur lequel il a cependant fondé toute son imparable mécanique du pantomime.
Ce décrochage, cas singulier dans l’histoire du cinéma et plus particulièrement dans la filmographie de l’un de ses plus illustres représentants, nous dit la sincérité de son engagement, et la capacité des grands illusionnistes à se confronter au réel, faisant d’eux les humanistes des temps modernes.