Hitler, connais pas.
Bertrand Blier, 1963
9/10
Avant Les Valseuses, avant Buffet froid, avant Tenue de soirée, il y avait Hitler, connais pas. Le premier film de Bertrand Blier est d’ailleurs totalement à part au sens où il s’agit d’une série d’entretiens, avec onze jeunes, sur leur vie et leurs habitudes.
Quelques inserts au début du film précisent d’emblée la démarche : « Ce film ne prétend pas être un panorama de la jeunesse actuelle. Il s’agit uniquement de onze jeunes qui ont, ou qui vont avoir, vingt ans en 1963. Onze personnages, c’est tout… choisis dans le but de faire un spectacle et non une enquête. Chacun d’entre eux, parfaitement au courant du résultat recherché, a accepté de parler, individuellement devant des caméras. Bien que le montage les rapproche, ils ne se sont jamais rencontrés pendant le tournage. Venus d’horizons différents, ils parlent en leur nom propre. Ils ne prétendent pas être des porte-parole. Bien sûr, il y a les autres… »
Le film est déjà intéressant par les propos des jeunes, qui sonnent justes et sont parfois par eux-mêmes très beaux. (Avec de très belles voix et accents, je trouve.) Je pense au garçon qui raconte son enfance, dans une seule pièce, entre deux parents en guerre quasi permanente. J’ai même trouvé certaines de ses formules très touchantes lorsqu’il parle de sa première relation sexuelle (sans lendemain) : « et puis on s’est embrassés, au hasard ». Je pense aussi à la jeune fille bourgeoise, qui assume d’une manière glaçante un profond cynisme sexuel et sentimental (« mes parents ? comment dire… ils me sont utiles »). Je me suis dit alors qu’il y avait dans ces années 1960-là l’origine de beaucoup de choses.
On serait tenté d’appliquer à ces témoignages (authentiques, je crois) des lectures sociologiques : « çui-là c’est le prolétaire marxiste ; çui-là c’est le bourgeois qui trouve normal que sa mère lui apporte tous les matins le petit déjeuner au lit…. Elle, c’est la fille traditionnelle et timide ; elle, c’est celle qui a complètement suivi le courant de la révolution sexuelle… » Mais les phrases du début nous ont averti que cette lecture était invalide : les onze jeunes ne sont pas des « porte-parole ».
Pourtant, le film semble encourager une telle lecture, par le montage, qui juxtapose les classes sociales ou les attitudes divergentes, ou qui laisse voir au milieu de la déclaration d’un jeune la moue désapprobatrice - ou moqueuse - ou interloquée - d’un autre. Je pense à l’arrivée de la jeune fille « libérée », toute en claquements de talons aiguilles, en sourires aguicheurs et en tourniquotements de mèches blondes, qui commence par raconter comment ses parents ont découvert son « carnet de rendez-vous » dans son sac à main et ont été surpris que la liste des garçons fréquentés soit aussi longue. Cette déclaration est coupée d’inserts sur les visages des garçons précédemment interrogés : sourires intéressés, visages mi-gênés mi-émoustillés, regards qui jugent, etc. (Bertrand Blier l’a avoué dès le début : ces inserts ne sont pas authentiques ; les onze jeunes n’ont peut-être jamais été ensemble dans la même pièce. Seul « le montage les rapproche ».) Comment comprendre que le film encourage par sa construction les jugements sociologiques qu’il avait condamnés par la déclaration de principes initiale ?
En encourageant et désapprouvant à la fois les mêmes attitudes, le film suivrait une logique masochiste. À partir du moment où on accepte cette idée, je crois, une toute autre piste de lecture s’ouvre, celle d’une dénonciation radicale du cinéma, vue comme violence à coups de caméra.
Les films de Bertrand Blier ont très souvent un début fracassant. Ce premier ne fait pas exception. On commence par découvrir l’extérieur d’un studio de cinéma, dans la nuit, massif, un gros cube de béton, comme un blockhaus. Puis des grilles en tout sens et des machines, des pales, des rouages, dans le gris du noir et blanc. Tout cela roule, claque, dans des bruitages qu’on devine amplifiés. Puis on arrive à l’emplacement où les intervenants sont interrogés : une jeune fille est assise, cernée par les projecteurs, les caméras et d’autres sièges. Devant elle, une ombre, qu’on devine être celle de Bertrand Blier. On ne le verra jamais autrement.
Lors d’un des entretiens, un jeune raconte comment il a été emmené dans un commissariat. Le montage n’aide aucunement à comprendre ce qui s’est passé. Le récit est coupé par d’autres récits d’autres garçons et filles, qui eux aussi restent fragmentaires et incompréhensibles. Ne reste de ce moment qu’une impression de chaos, de violence, d’oppression.
À partir de ce récit, ce cercle de chaises, ces projecteurs, ces silhouettes, prennent une autre allure. On se prend à penser que les jeunes sont ici « interrogés » comme on le fait au fond des commissariats - éventuellement à coups de bottins. La caméra leur extorque des aveux. Et c’est la pire des oppressions, car la caméra ne cherche pas des réponses. Elle n’enquête pas, elle ne veut pas de renseignements sur telle ou telle affaire. Elle veut des aveux au sens absolu du terme, tous les aveux possibles, des paroles, des visages, toutes les paroles, tous les visages que le prisonnier, la prisonnière, pourra lâcher. La caméra est totalitaire.
Le point d’orgue du film est le moment où, après de nouveaux plans - encore plus rapides, encore plus serrés - sur les grilles, les bobines, les rouages, une fille, au bord des sanglots, finit par laisser échapper un implorant « Oh, arrêtez…. »
Avec ce film, profondément triste et dérangeant, Bertrand Blier fait son entrée fracassante dans le cinéma avec un cri : le cinéma est un art fasciste. C’est seulement par hypocrisie qu’un réalisateur pourrait dire : « Hitler, connais pas. »