“Horror has a face and you must make a friend of horror.”
Avant le prologue paradoxal et jouissif de Jim Morrisson, ce sont les pales d’hélicoptères qui ouvrent Apocalyspe Now . Plan fixe sur cet alignement de palmier prêt à flamber, le bruit saccadé qui spatialise cet horizon mortifère est un motif qui sera la ligne mélodique de tout le film. En hachures, elle tronçonne le réel et permet la confusion initiale d’un homme à l’envers qui ouvre les yeux sur un monde incertain. Le ventilateur de la chambre d’hôtel n’est pas l’abri climatisé de la guerre. Tout, dès lors, est sous le signe de la dualité. Convoqué pour une mission, le capitaine Willard demande quelles sont les charges dont on l’accuse.
Le récit suit la progression d’une quête : trouvez Kurtz.
L’une des grandes forces de ce film qui dépasse les 3h20 dans cet ultime montage est de mettre en place une gradation fondée sur un double mouvement.
D’un côté, l’identification par paliers du colonel. En bon cinéaste, Coppola décompose l’imagerie de l’être légendaire. C’est avant tout une voix enregistrée, distillant des haïkus apocalyptiques, suivie d’une photographie, puis de textes : coupures de presse, documents militaires… Au gré du fleuve qui remonte à la source, Willard assemble les pièces d’un puzzle dont la clé de voute sera une béance, un vortex qui aspire tout ce qui l’environne.
A cet assemblage de l’icône répond l’autre aspect de ce voyage initiatique : la dynamique du délitement. Alors que le champ s’ouvre après une première demi-heure de huis clos psychotique (la chambre d’hôtel) ou de conciliabule entre les hauts gradés, le décor devient un personnage à part entière. Dans la première partie, c’est le ciel et la mer qui occupent le devant du tableau, arrosé d’un feu maitrisé par l’assaillant qui sillonne les airs. A mesure qu’on quitte le théâtre des opérations, le ciel fait place à la terre, sombre et hostile (splendide plan d’ensemble de la jungle avant l’attaque du tigre), la marée se retire au profit d’une eau douce et traitre, le héros finissant masqué par une boue liquide. La brume, motif récurrent du film, est tout d’abord la signature de l’armée américaine par l’emploi de fumigènes multicolores (jusqu’au « Purple Haze » malicieusement lancé par un G.I…) avant qu’elle n’émane de la rivière elle-même et permettent à des décors oniriques de surgir, fantomatiques. Tout, dans le voyage vers la fin de la rivière, impose le regain de la nature sur la civilisation. Son dernier bastion avant le repère de Kurtz, la plantation occasionne des discussions qui tournent à vide, entre français, à la française. Seule la séance d’opium occasionne la participation de Willard dans une belle séquence de transition avec la suite du voyage aux tréfonds de la psyché. Nue, Aurore Clément ferme un à un les rideaux de tulle du baldaquin, et sépare encore davantage le capitaine du réel. Lorsque le périple reprend, du ciel, on ne voit plus que des bribes, ou les éléments qui en chutèrent après l’âge d’or de sa domestication : les carcasses d’hélicoptères et de carlingues d’avion jonchent les arbres et les bordures du fleuve.
Cet âge d’or n’est pas pour autant occulté. Occupant la première moitié du film, il marque la volonté de mettre en scène un film épique et, au sens propre du terme, spectaculaire. L’arrivée sur le terrain est introduite par une équipe de télévision (et, symétriquement, l’accueil au repère de Kurtz est fait par un photographe bardé d’appareils) qui demande aux soldats de faire comme si la caméra n’était pas là : s’en suivent les scènes les plus connues et les plus baroques du film : surf, Wagner, cérémonie religieuse sur fond de bombardement, tout explose. L’ironie domine très largement, et l’indifférence devant le spectacle où l’enthousiasme qu’il suscite chez les plus jeunes montre l’Amérique au combat : on recrée une mythologie (les walkiries), on déplace sa culture (les Beach boys, les bunnies, les surf, les Rolling Stones) pour finir par comparer cette guerre à Disneyland.
Obsédés par l’image et le message explicite, allant jusqu’à orner leurs machines de guerre de dents sur les chars ou d’inscription (Death from above sur l’hélicoptère), la scène ajoutée sur les retrouvailles avec les bunnies approfondit ce rapport. Les soldats veulent à tout prix reproduire les femmes qu’ils connaissent par les doubles pages de leurs magasines. On les maquille, on les déguise, on leur fait reprendre la position du mythe fantasmatique. Là encore, Coppola ne cesse de faire référence à son propre travail.
Lorsqu’il apparait, au bout de 2h40, Kurtz a épuisé tous les média traditionnels pour exister, et il est déjà un trip sous acide pour Willard. Kurtz est la créature vomie par cette guerre sans ennemi, cette violence insensée. Il cherche à y mettre un sens, à la théoriser, a l’expérimenter froidement. L’horreur que le théâtre de la guerre lui a soumise est pure, elle suppose une capacité, une volonté, une suspension du jugement qui sont les indices, selon lui, d’une surhumanité. En réalité, d’une humanité insoutenable dont il ne veut plus faire partie, appelant de ses vœux la mise à mort que seul un être aussi fou que lui pourra lui octroyer. Dans une « putain d’idolâtrie païenne », il recrée la barbarie et l’esthétise, comme le fait le cinéaste.
Willard l’a compris, ce qu’on reproche à Kurtz, ce n’est pas de tuer en temps de guerre (« autant verbaliser pour excès de vitesse un pilote de F1 », dit-il), mais la réflexion qu’il en tire et l’ascendant qu’il a sur ses disciples.
Kurtz est la figure de l’ennemi : il succède à un ennemi invisible, durant tout le film. Les coups de feu surgissent de la jungle, on bombarde des maisons, on confond civils et terroristes, bombes et chiots. Les français le disent bien à Willard : vous, vous ne savez pas pourquoi vous vous battez. Kurtz est l’animal en l’homme, le double de celui qui le côtoie (Willard, dans une voix off très savamment nonchalante et empruntant son code au film noir, pérore sur le timbre et la puissance de la voix de Kurtz dont il écoute les enregistrements…). C’est le Dieu malade d’un monde décadent.
Ce désir de montrer à tout prix permet au réalisateur d’explorer un thème qui habite tout le film et fait sa profonde originalité : la monstruosité. De la monstration de ce qui étonne (le Freak show, sans oublier le sens étymologique de l’Apocalypse, la révélation) à la monstruosité acceptée de ce dont est capable l’homme, l’univers vacillant dans lequel il happe le spectateur est celui de la fin d’un monde qui perdure et dont on sortira. « Cette guerre finira ». L’inquiétude n’est pas là. Elle est dans les conséquences qu’elle engendre. Ce qui intéresse réellement Conrad, et Coppola à sa suite, c’est le cœur des ténèbres, la psyché : que reste-t-il de l’homme qui a vu l’horreur ? L’apocalypse, now, maintenant, c’est celle-là : notre obligation, à chaque conflit, de redéfinir l’homme à la baisse. Car les disciples aveugles qui élisent Willard à la suite de Kurtz sont bien plus effrayants que leur mentor. Cette soumission au pouvoir, aux ordres, à l’ordre d’un monde en pleine autodestruction organisée, voilà ce que nomment Kurtz et Coppola : « Horror. Horror. »