Ada et l’ardeur.
Revoir ce film 22 ans après sa sortie occasionne bien des craintes, de celles qui alimentent ma liste « Conversation avec mon moi jeune » : le lyrisme aura-t-il encore de l’effet ?
C’est avec une grande prudence que le visionnage commence. Sur la musique, pour commencer, trop « jolie » pour me prendre, à la limite du cheap, parce que je l’ai sans doute trop écoutée à 15 ans…
Au fil des vagues qui caressent la gigantesque plage sur laquelle attendent Ada et sa fille, l’atmosphère s’installe, s’impose. Celle d’un regard insolite, quasi fellinien, d’un piano caressé par les vagues, d’une enfant aux ailes d’ange mais à la cruauté naïve propre à son âge, et d’une communauté qui cohabite avec les indigènes sans réelle possibilité de communication, pas même le théâtre, source de malentendu.
Celle d’une photographie splendide, permettant aux arbres de devenir des personnages à part entière, dans une forêt ruisselante de fertilité, ou la boue est le plus sûr chemin vers le plaisir et la douleur.
Le regard de Jane Campion, d’une grande singularité, s’organise comme un kaléidoscope, épousant la psyché fragmentée de son héroïne : avec un sens du détail valorisant les étoffes, il file le motif du voyeurisme par les orifices, dans le trou d’une robe, ceux d’un rideau sur la scène, ou dans les interstices de la cabane aux amours interdites. Ce n’est pas un hasard si Ada se contemple autant dans le miroir : enfermée en elle-même, silencieuse du deuil et du renoncement, son parcours est celui de l’ouverture et d’un lâcher prise.
[Spoils]
Prête à la prostitution, réservant sa seule sensualité au clavier qui pallie son mutisme, elle se laisse entrainer dans un marivaudage noir dont l’auditeur amoureux sera le relai avec le monde. Forcée à jouer pour lui, elle ne pourra plus le faire sans, et pourra enfin se délaisser de l’objet transitionnel pour affronter la vie. Par une touche qu’elle décroche, puis l’instrument entier qu’elle livre au silence des abîmes, s’infligeant une indépendance et un don nouveau d’elle-même. Du miroir figé à l’obscurité dans laquelle surgit son premier son, celui du plaisir, et le voile noir sous lequel elle s’essaie au langage, le film retrace un parcours finalement lumineux, non sans cahots, mais vers l’accomplissement féminin.
Si le lyrisme assumé de La leçon de Piano fonctionne, c’est bien par cette interaction avec une tonalité singulière et son infusion dans une mélancolie violente et désenchantée. La figure du mari, sorte de Charles Bovary qui finirait par brandir une hache dans un sursaut de désespoir, permet de dépasser la simple bluette auquel on pourrait trop facilement le réduire. C’est aussi par sa sensualité profonde que le film s’impose, découverte d’un corps qui se dévoile, et qui rappelle par bien des aspects le fabuleux Lady Chatterley de Pascale Ferran. Sans affèterie, voire avec brutalité, les corps s’agrippent, se compressent et se mutilent.
Dans ce monde étrange où l’on embrasse son reflet, ou les enfants copulent avec les arbres, l’homme qui se voudrait chef de famille est perdu, réduit à la fureur et au viol conjugal, et s’oubliant dans la conquête de terres qui ne cessent de clamer à quel point il y est et restera étranger
La leçon l’emporte donc sur le temps, car ce joyau noir recèle bien des éclats qui dépassent sa surface brillante. Et parce que cette dernière vainc aussi le passage des ans en nourrissant le 7ème art de certaines de ses images marquantes : une plage noire, un arbre tentaculaire, un piano qui sombre dans les abysses, ou une robe noir se gonflant sur une flaque de bout, ultime cri de douleur d’une femme muette.