Joindre le style underground (si cher à Jim Jarmush) aux codes du mythe vampirique, il fallait y penser. Et dès le premier plan, en un fondu enchaîné, on est plongé dans l'univers si particulier de ce réalisateur, de qui j'avais beaucoup aimé
Ghost Dog,
Dead Man, et
Broken Flowers, qui étaient aussi de belles preuves de fusion réussie. Riffs de guitare qui nous plongent dans une sorte de transe, ambiance nocturne enivrante, solitude mélancolique portée par deux amants de la nuit d'un autre monde, vivant au coeur d'un monde mystérieux qui leur échappe en partie. Pas de doute, il s'agit bel et bien de sa patte. Une invitation au voyage ou à l'errance, au côté d'Eve et Adam, tous les deux d'étoffe différente, mais irrésistiblement attirés l'un vers l'autre, alors qu'ils habitent chacun à l'autre bout du monde.
J'aime beaucoup l'approche minimaliste de Jim Jarmush, cette dernier apporte une esthétique visuelle et sonore propice à l'évasion. Nul besoin de script trop approfondi, ses images, gorgées d'une étrange émotion lorsque défilent ces photos, écrits, ou instruments de musique d'un autre temps, parlent d'elles-mêmes. Mais ce sentiment extatique vampirisant la pellicule (culminant lorsque ce nectar humain est absorbé, telle une drogue) est toujours accompagné d'une tonalité un peu morbide. Et à côté de cette sensation de flotter entre plusieurs époques passées, les contraintes de la réalité ne sont jamais très loin. Des "rencontres" toujours imprégnées d'un mélange de romance pudique, de mysticisme, de pragmatisme, et d'humour noir. Le résultat est réellement envoutant, hypnotisant.
Bref, on aurait pu continuer des heures et des heures sans creuser le script davantage, Jim Jarmush parvenant très bien à élaborer cette terrible atmosphère hybride, sans pour autant s'abimer dans une contemplation vide de sens. Mais un élément perturbateur va remettre le film sur des rails un peu plus conventionnels avec l'arrivée de la soeur de l'amante, bien plus contemporaine qu'eux en esprit et en actes. Un choc de cultures frappant, qui stoppe durant un temps, heureusement provisoire, cette sensation de transe, pour introduire un schéma familial plus proche de nous, et qui tranche paradoxalement avec la tonalité irréelle du film. D'ailleurs, ce film est aussi ça, un choc de culture sensoriel, musical, mental, géographique, figuré entre-autre par cet aller-retour entre Détroit et Tanger, ce qui donne lieu également à des réflexions sur notre monde, les connaissances d'un passé révolu, ou des prévisions prophétiques, semble-t-il produites par des siècles et des siècles d'observation de ces deux créatures de la nuit.
Ce qui ne veut pas dire que les codes du film vampirique soient passés à la trappe, mais ils sont simplement passés à la moulinette de Jim Jarmush et sa vision bien personnelle. Après
Morse (qui avait utilisé le genre pour traiter du
coming of age),
Thirst (et ces étranges ruptures de ton si caractéristiques du cinéma coréen "nouvelle vague"), voici donc une nouvelle revisite très intéressante du genre, en transformant les protagonistes en sortes de rock-star constamment
stone, en apesanteur, mais non moins conscients de la dégradation lente mais tristement inéluctable d'un état du monde et de l'espèce humaine. Une réflexion sur l'héritage et cette dimension cosmique qui nous environne, tout en filigrane, laissant un goût amer. Et une représentation du vampire éloignée des habituelles bêtes assoiffées de sang, bien que cet instinct finit par les rattraper en un dénouement final qui renoue avec l'imagerie classique (il faut bien bouffer), tout en étant teinté d'un romantisme à fleur de peau, parfaitement incarné par le duo d'acteurs et la caméra pudique et gracieuse de Jim Jarmush.
La magie de ce film, ce sont donc ces confluences d'atmosphères, de thèmes plus ou moins suggérés, qui s'entrelacent autour de ces deux amants d'outre-tombe, de ces errances spatio-temporelles qui en émanent. Poétiquement sombre et enivrant.
Note : 8/10