L’Impasse – Brian De Palma – Etats-Unis – 1994
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En 1975, à New York, Carlito Brigante, un ancien trafiquant de drogue, est libéré de prison grâce à David Kleinfeld, son avocat, qui a découvert plusieurs vices de forme dans la manière dont le procureur Bill Norwalk avait instruit le procès. Carlito est bien décidé à rentrer dans le droit chemin et, dès qu’il aura économisé assez d’argent, il compte se retirer aux Bahamas pour s’assurer une retraite paisible avec Gail, sa compagne danseuse dans une boîte de strip-tease. Mais le destin en décidera autrement.¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤
Né dans le quartier de Spanish Harlem de parents porto-ricains ayant émigrés aux Etats-Unis, Edwin Torres travaille dur et termine juge de la Cour suprême de l’état de New York. Grâce à son expérience et à la multitude d’affaires qu’il côtoie lui vient l’inspiration de son premier roman: Carlito’s Way. S’ensuivront Q & A et After Hours, suite des pérégrinations mafieuses de Carlito. C’est Sidney Lumet qui, avec Contre Enquête, sera le premier à adapter l’écrivain au cinéma. Le film impressionne les foules par son réalisme saisissant, polaroïd de la ville et de la justice, ne négligeant aucun détail. Il faudra attendre 4 ans pour qu’Al Pacino se penche sur le diptyque de Torres et décide de faire jouer ses contacts pour incarner à l’écran le personnage de Carlito Brigante.
Il faudra de la ténacité pour faire céder le producteur Martin Bregman (qui a également financé Scarface et certains films de Lumet) à qui Pacino fait lire les romans. Celui-ci les déteste et refuse de s’engager dans l’aventure, ayant peur que le personnage ne passe pour la pâle copie d’un Tony Montana repenti. Mais à force d’arguments, la machine se lance et David Koepp est chargé de s’occuper du script, alors en odeur de sainteté après avoir adapté Michael Chrichton et son Jurassic Park. Travaillant en collaboration étroite avec le juge Torres, Koepp va parvenir à obtenir une matière première incroyablement riche en terme d’atmosphère, de parler et de réalisme. Etant donné qu’Al Pacino est âgé de plus de 50 ans durant le tournage, il paraît impossible de s’appuyer sur l’histoire du premier roman pour écrire le scénario. Koepp va donc utiliser l’intrigue d’After Hours, tout en piochant dans Carlito’s Way pour donner de la consistance au personnage.
Si le film s’intitule Carlito’s Way, c’est davantage pour éviter la confusion avec le film After Hours de Martin Scorsese, sorti une dizaine d’années plus tôt. Une fois le scénario en poche, Bregman s’en va à la rencontre de Brian De Palma, réticent à l’idée de se replonger dans un univers mafieux mâtiné de gangsters parlant espagnol. Mais le producteur va le tanner jusqu’à ce qu’il accepte de le lire, arrivant ainsi à ses fins lorsque De Palma lui annonce vouloir le réaliser. Le script est si brillant et si profondément ancré dans une époque précise que le travail du réalisateur n’en est que plus difficile. Pour trouver le ton juste, il décide de visiter le quartier de Spanish Harlem en compagnie de l’écrivain afin de s’imprégner des lieux et d’obtenir quelques anecdotes croustillantes qui apportent de l’épaisseur supplémentaire.
La grande force de L’Impasse, c’est de nous faire oublier durant la séance que l’on connaît déjà la fin, le script introduisant la mort de Carlito Brigante dès la première scène. Ce plan séquence, tourné au ralenti et en noir et blanc, est d’une symbolique puissante car elle entoure le film d’une aura mélancolique dès la première image, le tout appuyé par une partition magistrale de Patrick Doyle. Permettant de situer le film dans la veine la plus pure du roman noir, avec cette voix off de Pacino à l’accent porto-ricain narrant ses derniers souffles de vie, L’Impasse s’intègre d’emblée comme une claque retentissante, écho d’un Scarface pas très éloigné. Si les critiques le fustigèrent de ne pas être cette fameuse suite dissimulée, le film prit son temps avant de s’enticher d’un culte inaliénable qui lui colle toujours à la peau.
La confiance mutuelle entre le cinéaste et son acteur principal doit se ressentir à l’écran. Celle ci transpire à l’écran à chaque minute. Pacino étant déjà habitué au style unique de De Palma, il a pu lâcher prise et offrir un jeu d’une intensité inouïe, entre gentillesse féline et agressivité contenue. La prison l’a changé et bien qu’on ne le connaisse qu’en nouvel homme libre, on peut apercevoir au détour de certaines répliques ou de certaines situations quel homme il avait pu être auparavant: impulsif, violent, égocentrique. Benny Blanco, le jeune caïd débutant du Bronx, fait l’effet d’un miroir déformant sur Carlito. Il ne veut pas croire qu’il ait ressemblé à ça et veut continuer à penser qu’il peut changer. C’est là qu’intervient le personnage de Gail.
Et c’est également grâce à elle que l’on assiste pas à une redite de Scarface. Car là où le personnage de Michelle Pfeiffer incarnait un objectif pour satisfaire les appétits de grandeur de Tony Montana, celui de Penelope Ann Miller incarne celle qu’il va devoir reconquérir et qui va être synonyme de changement. Le ton du film et la musique qui accompagne les scènes où ils ne sont que tous les deux sont d’un romantisme bouleversant. Sans être une femme fatale, elle va représenter celle qui va faire ôter à Carlito son armure, celle qui va inhiber toute sa prudence et, par la même occasion, celle qui va précipiter sa mort. Inventer plus sombre que cette notion d’amour improbable et impossible semble relever du challenge tant leur relation est tout autant passionnée qu’autodestructrice.
On pourrait s’attarder longuement sur chaque personnage qui semble refléter chacun à leur manière une part différente de la personnalité globale de Carlito. D’ailleurs, ce jeu de miroirs constant est plus qu’évident dans la mise en scène de De Palma, qui confronte souvent son personnage maudit, toujours vêtu de noir comme si la mort cherchait à l’attraper (ce que l’on sait d’entrée de jeu), à son reflet et, par la même occasion, à son image de légende vivante prête à reprendre du service. Mais tous les acteurs offrent une prestation incroyablement juste, de Jorge Porcel qui ne parlait pas un mot d’anglais à Sean Penn qui s’est rasé la tête pour son rôle, de John Leguizamo qui a accepté sous couvert d’improvisation au bout de la quatrième relance de De Palma à Viggo Mortensen qui faisait ses débuts au cinéma.
Mais que serait L’Impasse sans la virtuosité de Brian De Palma ? Sachant pertinemment que le scénario est essentiellement basé sur les personnages et leurs interactions, il va étirer les rares scènes d’actions comme autant d’opéras qui ne fonctionne qu’avec un seul et unique chef d’orchestre: lui même. La fusillade du bar, intervenant au bout de 20 minutes, devait lui permettre d’emmener le spectateur sur 1h30 supplémentaires sans qu’il ne ressente l’ennui. Et c’est avec des placements de caméra millimétrés, des jeux d’acteurs où l’improvisation n’a pas sa place, un sens du placement, de l’espace et de l’éclairage qu’il offre une scène mémorable marquant au fer rouge son public. Récidivant sur le final et sa course poursuite dantesque filmée en plan séquence dans la gare de Grand Central (rappelant étonnamment le final des Incorruptibles), De Palma montre qu’il est un maître du suspense et un grand parieur.
Je pourrais parler des heures de L’Impasse et de la place qu’il occupe dans mon cœur, faisant battre mon amour pour le cinéma à chaque révision. Mais ceux qui ne partagent mon point de vue risquerait fort de trouver le temps long. Je terminerais juste par le fait que cette ressortie en salles à laquelle j’ai pu assister est tout simplement le plus beau cadeau que cette année 2014 pouvait me faire.
10/10