A première vue,
L'étrange histoire de Benjamin Button partage beaucoup de points communs avec
Forrest Gump. Une intrigue aux airs de conte initiatique avec un destin et un handicap (Button qui nait vieux et rajeunit à vue d'oeil) qui font tout pour séparer deux êtres qui tombent sous le charme l'un de l'autre dès le premier regard, ainsi qu'un aperçu grandiose de l'histoire américaine progressant comme un
road-movie. La rencontre entre deux personnes constamment manquée et repoussée, brimée par des normes sociales particulièrement présentes ou tout du moins fortement intériorisées. Mais selon moi, la comparaison s'arrête là.
En effet, il ne faudrait pas trop confondre les obsessions de David Fincher avec celles de Zemeckis, illustrées dès le début par cette horloge qui fonctionne à l'envers, créée spécialement pour se rappeler symboliquement des disparus de la première guerre mondiale. Le temps et ses conséquences sur l'individu, ce qu'il donne et prend en retour, avec ses hasards, rencontres, et séparations, voilà donc le véritable fil rouge du film, et non pas le destin, comme on pourrait le croire de prime abord. Et contrairement à Zemeckis, la grande Histoire demeure en retrait, simplement esquissée en arrière-plan, pour mieux se focaliser sur les histoires individuelles (la rencontre entre ces deux plans temporels renforçait d'ailleurs significativement l'impression d'un destin en marche, ce que Fincher évite avec subtilité). Et c'est ce qui en fait toute sa force et son charme, avec donc à l'arrivée du grand cinéma intimiste, désespéré, marqué par l'échec et l'inéluctable, la solitude, où la perfection (du moment, d'un état physique, de la maîtrise d'un art) ne dure jamais qu'un instant cruellement éphémère, à l'image de ce moment précis où Benjamin et Daisy sont enfin compatibles du point de vue de leur âge.
Et l'esthétique n'est pas en reste, avec des plans qui ressemblent bien souvent à des tableaux, qui témoignent d'un très grand soucis du détail et de la reconstitution historique, et des SFX et une approche qui selon moi, vieilliront très bien avec le temps, d'une part parce que les effets de vieillissement ou de rajeunissement sont (contrairement à ceux qu'on peut trouver dans les derniers films de Clint Eastwood) étonnamment réussis, et d'autre part en évitant de faire un film trop ancré dans son époque. Certes, si la forme est léchée, elle semble aussi parfois trop lisse, trop sage, trop conventionnelle (ce qui a pu décevoir les fans de Fincher, habitués à des atmosphères plus glauques). Mais il ne faut pas s'y tromper, car contrairement à Zemeckis, la vision de Fincher sur les relations paraît affreusement mélancolique avec un temps qui finit par tout détruire, une atmosphère délétère heureusement compensée par des éclats d'optimisme, traits d'humour, ou situations insolites, qui proviennent tant de l'initiation inversée de Benjamin Button qui fait de lui un jeune vieux puis un vieux jeune, que de ses riches rencontres atypiques, et font qu'on évite à chaque fois l'écueil du pathétique qui menace toujours ce genre de proposition cinématographique.
2h40 qui passent donc à toute vitesse, pourtant au rythme pépère qui nous donne le temps de ressentir la lente mais inévitable destruction des liens qui unissent les uns aux autres, avec la particularité unique et étrange de suivre deux trajectoires asymétriques du point de vue de l'âge purement physique.
L'étrange histoire de Benjamin Button est un fascinant et hypnotique poème funèbre qui m'a captivé de bout en bout (même le parallèle entre le présent dans l'hôpital et le passé m'a touché, alors que ça aurait pu très pesant), parcouru de niveaux de lecture tant dans la forme que dans le fond, qui font écho aux autres films de Fincher, et qui malgré tout, garde une belle simplicité, en plus d'être un joli hommage à la Nouvelle Orléans, et envers les destins brisés, imparfaits, ou différents. Peut-être l'un de ses films les plus touchants (alors que ce n'est pas trop dans ses habitudes d'essayer d'émouvoir son public), et il serait bien dommage de le réduire à son image de film à oscars tant il va plus loin dans sa finalité : bien que ce soit un conte, son propos est quand même d'affirmer que c'est seulement après un important trauma que survient le pic d'intensité d'une existence (la construction de l'horloge, l'idylle entre Benjamin et Daisy), et que toute forme d'amitié et d'amour est en fin de compte vouée à l'échec (la mort est la grande séparatrice qui met chacun à égalité), ce qui est anti-hollywoodien au possible.
Note : 9/10