Quai d’Orsay
Bertrand Tavernier, 2013 - 8,5/10
Bertrand Tavernier, 2013 - 8,5/10
« Le soleil, sa largeur est d’un pied. » (Héraclite)
Premier film que j’aie vu de Tavernier. Dans l’avion entre Paris et Montréal. Pas vu Thierry Lhermitte depuis Le Dîner de cons et Niels Arestrup depuis Un Prophète. J’avais lu la bd. Voilà pour les conditions de découverte. Et c’était une belle surprise.
« Si toutes choses devenaient fumées, on connaîtrait par les narines. » (Héraclite)
Bien loin d’être un film sur la politique ou sur Dominique de Villepin, Quai d’Orsay est un film sur le langage, sur son adéquation ou non à la concrétude des choses et sur le risque d’une parole ayant totalement coupé les ponts avec la réalité. Sacrée problématique ! cf. Ionesco cf. Godard etc. etc.
« Tout se fait par discorde. » (Héraclite)
Alexandre Taillard de Worms (Thierry Lhermitte), ministre des affaires étrangères, vient d’engager Arthur Vlaminck (Raphaël Personnaz) pour être son responsable du « langage ». En gros, l’auteur de ses discours et interventions médiatiques. La tâche n’est pas aisée tant les exigences du ministre sont nébuleuses et changeantes d’une journée sur l’autre. A cela s’ajoute l’ambiance du ministère, faite de querelles, de coups bas, de sexualité déviante, de folie douce et de franche déprime.
« Tout reptile se nourrit de terre. » (Héraclite)
Le langage donc. Cela aurait pu donner deux heures de théâtre filmé et de dialogues désincarnés. Eh ben pas du tout. Par exemple, pour les acteurs, mis à part quelques moments où il me semble un peu à côté de son rôle, Thierry Lhermitte incarne pleinement la folie ouragantesque, palabresque et arrogante de son personnage. Dans son timbre, dans sa gestuelle démesurée. Il y a dans le film toute une dimension volontairement non-réaliste, qui tire vers le grotesque voire le cirque. Alexandre Taillard de Worms, l’Auguste. Claude Maupas, son directeur de cabinet, le clown blanc. Niels Arestrup, qui endosse ce dernier rôle, est immense, fascinant. Phrasé toute en retenue (une retenue proche de la réclusion), regards lents, yeux las ou affolés, poids énorme constamment sur les épaules. Il donne à son personnage toute une dimension tragique. Il est celui qui au milieu des arrivistes essaie de faire son boulot, de sauver des vies par téléphone au bout du monde. Et qui en même temps a déjà été bousillé par le système.
« Quand ils sont nés, ils veulent vivre et subir la mort et laisser des enfants pour la mort. » (Héraclite)
ça aurait pu aussi donner un film très chiant : au contraire le film est drôle et inventif, jusque dans sa forme : chaque séquence est introduite par une des citations d’Héraclite qu’affectionne le premier ministre, citations qui, comme dans ses paroles, paraissent déconnectées de tout - du genre de celles dont j’ai parsemé cette critique. Le film n’a pas vraiment d’intrigue, pas vraiment de suspense : c’est la petite ronde du langage qui tourne en rond et pour cette raison il s’arrête comme à l’improviste.
« Qui se cachera du feu qui ne se couche pas ? » (Héraclite)
Et pourtant, ce n’est pas qu’une pantalonnade autour du langage et des médiocrités ministérielles. Il y a ce moment très étrange du film où le premier ministre, pris au milieu de manifestants africains qui pourraient vouloir sa peau, sort à leur rencontre. Folie ? Peut-être. Et en même temps il y a comme l’intuition que sous le langage en roue libre du premier ministre il y a un raccord possible avec la réalité. C’est lointain, flou, comme un horizon qui s’évapore, mais c’est très intrigant.
Hésitez pas. C'est du bon.