Parler d'un film de Terrence Malick n'est guère chose facile tant il tend justement à rendre compte de l'indicible. Et pourtant son sujet n'a pas l'air si ambitieux à première vue, prenant comme point de départ une famille américaine tout ce qu'il y a d'ordinaire. Sauf qu'il ouvre grandes ouvertes les portes de la transcendance et de la grâce. Par la narration, qui n'emprunte aucun fil chronologique logique. Par la forme, qui fait de chaque chose, les petits moments quotidiens tout comme l'architecture naturelle ou artificielle, une occasion de les sublimer à égalité, de rendre compte d'une altérité qui échappe continuellement en chaque lieu en empruntant tantôt au naturalisme (ces fameux plans verticaux vers la cime, le soulignement de la symétrie qui confine à l'harmonie, la caméra qui épouse le mouvement de la vie ou capture sa lumière et ses ombres), tantôt à une symbolique forte. Par la musique qui puise dans le répertoire classique pour magnifier l'émotion qui s'y déroule. Et enfin par la voix-off, qui renvoie aux interrogations de chacun, incarnant ici celles du père, là celles de la mère, ou là encore celle du frère. Tous reliés par cette sorte de synthèse formidable du Livre de Job et des Psaumes de la création.
Ainsi, ce qui m'a frappé avant tout, c'est la façon dont Terrence Malick nous plonge dans son univers qui brise plus que jamais les schèmes classiques de la manière de raconter une histoire, pour nous faire vivre une expérience sur des "mondes" aussi diversifiés que la création, la famille, la vie, la mort, la culpabilité, la paternité, la fraternité, les jeux d'enfants, la grâce, tout cela mélangé dans un maëlstrom d'images et de sons censés faire éclore un large panel d'émotions. Pour simplifier, ce film, comme dans
Le Nouveau Monde, est un
Rise & Fall, mais encadré par deux grandes séquences en rapport à la création (peut-être rêvée/fantasmée par l'un des frères ?), incarné par ailleurs par les deux pôles peut-être un poil stéréotypés et idéalisés, que sont la père et la mère, éduquant et aimant leurs enfants d'une façon quasi opposée. L'un par la force et le contrôle de soi-même pour les préparer à la dureté de l'existence, l'autre par la tendresse et l'émotion pour apprécier l'instant. Un manichéisme ensuite brisé, préparant à l'émotion des clashs et des dysfonctionnements qui s'ensuivent, laissant alors la place à un récit de transmission et d'apprentissage pour chacun, enfants comme parents (la séquence onirique de fin peut d'ailleurs se comprendre comme une renaissance où chacun a eu son rôle à jouer dans leur croissance mutuelle), avec des passages qui me rappellent particulièrement
La Ballade sauvage avec sa réflexion sur la contamination dramatique de la violence. C'est ça qui me plaît ici avec Malick, cette façon d'apporter plein de petits contrastes à une image pas si parfaite et proprette de la famille américaine moderne, mais préférant en même temps poser/faire poser des questions, plutôt que de dire explicitement d'où vient la racine du bien ou du mal (le père et la mère apparaissent également impuissants face au destin ouvert de leurs rejetons). Ainsi, malgré ses élans irrésistibles vers le sublime, il reste tout de même à hauteur d'homme, tout en ayant l'ambition d'embrasser tel un film-choral les inquiétudes de chacun.
C'est le genre d'oeuvre qui pourrait puer la condescendance et la prétention si elle ne nous ramenait pas finalement à une simplicité dans les intentions, résumée par un seul mot, amour. Et c'est en effet la principale émotion qui est ici reproduite à l'infini, durant 2h20 de pellicule, sous ses différentes formes, dans un flux continu où l'image apparaît toujours mobile, comme la vie que la caméra essaie d'effleurer sans cesse, mue par un désir insatiable. Un tracé jamais ennuyeux, tant l'expérimentation formelle et narrative (qui me fait énormément penser à la Trilogie des Qatsi mixé à du Tarkovski et à du Kubrick, mais en plus facile d'accès) confine à l'art et à une saine contemplation vers la beauté qui nous entoure et de ce qui la pourrit de l'intérieur, sans jamais nous imposer de leçon morale, préférant toujours l'émotion et la métaphore à l'explication. Quant au casting, comme d'habitude chez ce brillant formaliste qui est aussi un très bon directeur d'acteurs, c'est un sans-faute. On retiendra surtout Brad Pitt, impérieux dans le rôle du père aimant qui essaie d'être dur mais juste, et Jessica Chastain, absolument magnifique dans ce rôle de Pocahontas moderne, sensible et tragique à la fois, représentant ainsi deux façons très différentes d'aimer et de vivre. Les enfants-acteurs brillent aussi de justesse et de naturel.
Bref, un film pour les amoureux des belles images, de la contemplation, et de la spiritualité, qui aiment l'idée que tout est dans tout. Un trip onirique et existentiel à la fois mélancolique, puissant, et revigorant, où on se sent à la fois rempli et vidé, et qui donne l'envie de s'y replonger tant il regorge de petites nuances qui font sa richesse exubérante, et pourtant au fond très simple.
Note : 10/10