Les Amants du Pont-Neuf de Leos Carax (1991) - 9/10
Cracheur de feu, vagabond sans domicile fixe, Alex vit, survit sur le bord d’un pont délaissé par des travaux en cours. Il occupe une petite parcelle du pont, Hans lui en occupe une autre. Il se drogue pour dormir, pour exister. Puis vint la rencontre avec Michèle, une artiste peintre, qui va bientôt perdre la vue. Ne plus voir de visage la hante, seule sa mémoire lui permettra d’avoir un regard sur le monde. Elle dessine pour se rappeler. Elle disparait par peur de ne plus contempler. Les amants du pont neuf n’est pas une critique sociale malgré ce contexte défavorable. Les premières minutes du film nous précipitent dans un réalisme social acre, sans être miséreux ni faussement dénonciateur. Leos Carax arrive à se détacher de cette vie patibulaire, pour ne pas se donner bonne conscience, pour au final faire vivre le thème central de son film : l’amour et tout ce que cela conditionne à travers le regard de notre humanité.
Le ciel est blanc, les nuages sont noirs. Les amants du pont neuf ne s’embarrasse pas de multiples rebondissements, nous ne sommes pas en présence d’une comédie romantique. Leos Carax délaisse un peu de son penchant pour la nouvelle vague, sa prose littéraire et trop littérale, pour faire naitre un film d’une poésie tragique, d’une simplicité humaine à l'image de son décor où l’amour ne tient qu’à un fil mais reste intacte quelque soient les secousses. Des fulgurances par ci par là époumonent le film de toute sa splendeur comme cette scène fantastique de cracheur de feu vécue comme un moment d’ivresse et de terreur absolue, Carax s’intéresse toujours autant à triturer son image avec son montage désarticulé, à passer d’un réalisme crapahuteur à un onirisme rêveur comme durant cette scène improbable de jet ski.
Alex sera prêt à tout pour garder Michelle près d’elle, quitte à ne pas l’épargner de sa maladie. Seul le regard aveugle qu’elle porte sur lui le fait vivre, par peur de la voir disparaitre si elle arrive à se soigner. C’est aussi ça l’amour, être égoïste. Comme dans Mauvais Sang, les deux acteurs, Denis Lavant et Juliette Binoche sont terrassants de naturels, pas une seule faute de gout. On s’attache très rapidement à eux. On les regarde danser sous les feux d’artifices qui illuminent le ciel de Paris, on les obverse rire après une bonne cuite, courir nus sur une plage de sable, se faire du mal par peur de l’absence de l’autre, contempler une peinture comme dernier souffle d’une vie qui nous échappe. Le réalisateur écrit parfaitement ses personnages, ne tombe jamais dans un pathos larmoyant, ne nous écrase pas d’un passé tortueux. Seul le présent compte (ou presque), et malgré les consignes de Hans, l’amour a bien sa place, partout, nulle part.
Le regard, les yeux, les images qu’on perçoit. On oublie bien des choses, se dégage des Amants du pont neuf, un sentiment de liberté presque infiniment renfermé sur lui-même, un espoir désespéré, un film simple mais nuancé. L’amour n’a pas de toit, ni d’environnement, ni de revendication. Il est partout malgré les difficultés que cela engendrent. Alex, pour cela, dépassera la ligne jaune, pour au final mieux se retrouver. Leos Carax, par moments, touche au miracle, dans cette scène du parloir, le discours de Michèle transperce, est d’une vérité et d’une beauté inestimable. Les idées, les mystères, les émotions se succèdent les unes aux autres dans une œuvre libre et délicieuse.