Sono Sion avait déjà réalisé deux films sur la lente destruction des liens familiaux et ses conséquences sur l'individu - en portant l'emphase sur l'adolescent - avec son fameux diptyque
Suicide Club. Et comme Takeshi Kitano avec
Sonatine, il transcende l'essai en livrant ici son chef-d'oeuvre et film-somme de ses thèmes. Doté d'une durée pharaonique de 4h00, le rythme est géré de main de maître. La sauce est tranquillement montée jusqu'à maturation du met. Ce qui commence comme une simple histoire délirante autour d'un adolescent qui, pour réveiller l'amour de son père qui s'est enfermé dans la religion catholique, accomplit des vices et se fait confesser auprès de lui, devient par la suite un film sur l'amour sous toutes ses formes. Un petit jeu déjà marrant en soi, car réalisé avec une naïveté proche du manga japonais sous inspiration HK, visant à photographier les petites culottes des lycéennes en utilisant des mouvements d'arts-martiaux. En même temps apparaît un mystérieux compte à rebours et un groupe de filles qui pètent la classe, en attente de quelque chose qui nous intrigue fortement. La tension monte jusqu'à son paroxysme jusqu'au déploiement de l'écran-titre et une amourache adolescente née en forme d'uppercut. Ce n'était que l'entrée et le meilleur reste à venir.
Un film dense et riche, sans temps mort et bout de gras, qu'on doit à une narration qui surprend constamment et laisse respirer son sujet. Rarement le film-choral a été aussi bien utilisé (qui me fait penser à ce film de
Yoshihiro Nakamura), avec des thèmes musicaux parfaitement choisis, et un talent dans la manière de varier les tonalités, passant des rires au larmes, de scènes légères à une noirceur insoupçonnée, le tout avec une facilité déconcertante. L'histoire se déplie ainsi petit à petit au spectateur, emporté dans un flux incontrôlable d'émotions variables. Grâce à cette technique narrative démultipliant les angles, les tabous et les vices de la société japonaise ne sont pas moralisés, tour à tour divertissants ou repoussants, avec en ligne de mire les dérives de la religion les réduisant bêtement à des péchés sans questionner leur importance. Et Sono Sion va encore plus loin en parlant des rôles que chacun joue pour cacher, anéantir, ou satisfaire ce besoin naturel de la sexualité. La mise en accusation de la religion passe donc subtilement au second plan, car un même texte sacré (Corinthiens 13) ou élan passionnel peut véhiculer autant de haine que d'amour, autant de libération que d'endoctrinement, selon le passif de l'individu. A ce titre, le déguisement de la
Femme Scorpion, au départ pur délire entre potes, en même temps qu'il amorce une
love story atypique, devient le symbole par excellence de cette confusion tant morale qu'identitaire.
Et ce sont des acteurs charismatiques qui portent ce joli film déjà passionnant par l'histoire qu'il met en branle. D'abord Takahiro Nishijima qui interprète l'adolescent, frappant par son côté candide et sincère qui le rend si touchant et surprenant, même lorsqu'il passe à l'acte dans son jeu de photographies de petites culottes qui jamais ne le pervertit réellement, simultanément en quête de l'ultime culotte qui dévoilera sa promise (avec une manière de l'exprimer sérieusement originale). Puis Sakura Ando en mystérieuse vigilante-girl, belle et sournoise, à la troublante incapacité d'aimer - et ce qu'on aimerait qu'elle se libère de son trauma ! -, qui sera le lent poison qui disloquera lentement cette petite famille d'adoption de l'intérieur en commençant par son élément le plus fragile, pour les faire adhérer subrepticement à un nouveau credo aseptisé et désincarné. Et enfin la craquante Hikari Mitsushimala en femme idéale du héros,
misfit au passé semblable à son cruel double féminin, qui représente aussi un faible mais possible espoir de rédemption. Le reste du casting est excellent, mais ces trois-là sortent du lot, superbement mis en valeur à travers un trio amoureux hautement anxiogène et complexe.
En préservant une limpidité à toute épreuve, cette comédie dramatique contient plusieurs films en un. A la fois critique sociale, et film sur la sphère relationnelle (famille et amis) et l'identité, il s'agit surtout d'une vibrante
Love story à multiples niveaux, tournant essentiellement autour de cette mise en garde contre la tendance à jouer un rôle plutôt que de révéler la nature de nos sentiments, où sexualité et amour sincère sont faits de la même étoffe. La manière dont Sono Sion intègre les influences du cinéma japonais, comme le
Rape and revenge, la pornographie, ou le V-Cinéma m'imposent le respect total, toujours au service de son sujet, avec un placement réfléchi de la violence et des effets graphiques. Rares sont ceux qui se révèlent aussi pertinents par rapport au problème d'inhibition et de connexion des individus, qui préfèrent parfois se détacher de ce qui fait pourtant de nous des humains. Sono Sion, le lien manquant entre Kitano et Miike, par son talent à bousculer les tabous, et à parler de la jeunesse ? Il s'en distingue en tous cas par une réflexion nouvelle (via les religions) sur la place de l'individu dans le tissu social, et un traitement visuel proche de la BD japonaise, où même le grain HD de l'image acquiert un sens au sein de cette réflexion sur les médias et les personnages.
Immense coup de coeur pour ce tétanisant et revigorant film aux nombreux visages, profondément intelligent et divertissant par la manière dont il parle de l'amour et de notre problème à communiquer dans notre société. J'y retrouve par les thèmes/tons que Sono Sion aborde plusieurs cinéastes que j'adore, et parmi ceux que je n'ai pas cité, Verhoeven, Fincher, et Matsumoto avec notamment
R100 qui est bon lui aussi dans sa manière d'intégrer notre "bonne" perversité de façon très humaine et ludique. Bref, un mec cool.
Note : 10/10