Pur fruit de son époque,
Turkish Delices est surtout une ode à la passion où la vie est croquée à pleines dents comme un fruit mûr et juteux. Ce film se focalise sur un jeune couple qui a vécu une poignante histoire amoureuse, fusionnelle, où les tourtereaux se livrent entièrement sans limites ni pudeur. Ces derniers sont portés par son rafraîchissant duo, qu'incarnent le magnétique Rutch Hauer et la délicieuse Monique van de Ven. La force du récit est de mettre d'abord en exergue toutes les zones noires de cet homme, sculpteur obsédé par le sexe, violent, fétichiste, qui réduit le corps féminin à un pur objet qu'il s'agit juste d'enfiler, apportant ainsi tout de suite un contraste avec cette vision idéalisée de la liberté sexuelle. Ainsi, son environnement glauque et sale est à la mesure de sa profondeur vide et souillée. Mais en un coup de baguette, le réalisateur Paul Verhoeven renoue avec la légèreté de ton de
Business is Business, via un flashback qui occupe les deux tiers du film, permettant ainsi de prendre la pleine mesure des contradictions de ce personnage auquel on parvient à s'attacher, voire à s'identifier par rapport à cette liberté tous azimuts qu'il incarne.
On suit alors les aventures libertines de ce couple filmé sous toutes les coutures avec une énergie, une absence d'auto-censure, et un certain sens graphique de l'image. Le tout est très organique et agréable à regarder, presque poétique, loin du glauque de l'introduction. C'est aussi très drôle, réjouissant, et libérateur de montrer l'absence de licence totale de l'artiste autour de la sexualité, comme l'après-mariage où il est sans cesse dérangé par les présents des invités alors qu'il aimerait juste baiser. En arrière-plan se pointe le désaccord de la société bourgeoise hollandaise qui livre des séquences non moins comiques qui dénoncent implicitement son hypocrisie et son absurdité (on peut exhiber des statues à seins nus mais pas leur modèle féminin dans les mêmes conditions). On retrouve cette dualité à travers les beaux-parents où le père accepte avec joie cette relation, lui-même bon vivant passionné de bonne chair et de musique classique, tandis que la belle-mère puritaine entretient une relation quasi incestueuse avec son gendre (qu'il ridiculise au passage avec son faux sein qui couine). Mais ce qui est beau, c'est de montrer autre chose que le sexe. Car il s'agit aussi et surtout d'une ode à ce qui ne dure pas et ce à quoi les deux jeunes s'accrochent d'abord sans arrière-pensée lorsqu'ils sont encore plein de jeunesse, puis avec une gravité grandissante. Ainsi, les couchers de soleil et les joyeuses frivolités côtoient de près la peur de la tromperie, du dépérissement, de la perte, de la maladie, et enfin de la mort. Une perception qui passe d'abord par les proches, puis lentement jusqu'à soi, en passant par son amante dans un dernier acte terrible qui matérialise la déchirure physique et mentale, déjà annoncée par une brève rupture.
Ce réalisateur ne cesse de me surprendre, dévoilant une sensibilité qu'on ne soupçonne pas forcément lorsqu'on ne connaît que ses oeuvres américaines couvertes de cynisme - mais que je découvre également empreintes d'un romantisme malmené -, d'autant plus forte qu'elle ne s'encombre pas de barrières morales. Ainsi, les corps, beaux ou malades, sont exhibés dans leur nudité. Un film puissant par la sincérité, la simplicité, et la profondeur qui s'en dégagent, dont la passion bouillonnante des deux amoureux rend la douleur de la séparation inéluctable d'autant plus intense lorsque le temps a fait son oeuvre.