Her de Spike Jonze (2014) - 9/10
Dans un Los Angeles futuriste, imaginant les sentiments des autres, Theodore rédige des lettres d’amour pour certains couples en manque d’inspiration. Les mots ne leur viennent plus, il sert d’écran de fumée à la communication d’autrui. Il est une sorte de nègre de la vie conjugale, tout en laissant de côté la sienne qui va de mal en pis. Vivant mal la séparation qu’il a vécue avec sa femme, il déambule seul entouré de ces grands buildings à la hauteur infinie, d’humains tous raccrochés à leurs écouteurs, et vit de façon un peu recluse dans son grand appartement aux fenêtres lui proposant une vue imprenable sur l’immensité de la ville. Sans jouer la carte de la critique de la dimension prise par la technologie dans le quotidien de l’humain, Jonze dépeint ce monde coloré presque schizophrène fait d’individus parlant seuls dans des métros bondés où la solitude de l’homme prend un virage différent, une conception nouvelle de sociabilité prend forme. Les seuls rapports humains que Theodore entretient avec ses congénères, sont les conversations avec son amie Amy (la très touchante Amy Adams) et de morbides relations sexuelles consommées par voix interposées avec de jeunes inconnues.
Esthétiquement très quadrillé, avec d’immenses bâtiments, des couleurs criardes arty et des grands appartements modernes, la caméra est proche de Joaquim Phoenix, pour nous faire profiter de son talent de comédien. Comme dans l’excellent Two Lovers, il n’est jamais aussi impressionnant que lorsqu’il joue ces hommes fragiles ne demandant qu’à être aimé. Même si la forme semble un peu absorbée par cette relation à distance corporelle, l’univers réalisé n’en pas moins beau dompté par sa photographie somptueuse. Le récit basculera, débutera lorsque Theodore fera l’acquisition d’un OS, programme informatique dont l’intelligence artificielle pourra le comprendre et se modeler au gré du temps à sa personnalité. Cette technologie prendra la forme d’une voix dont le nom est Samantha. Dans ce monde moderne, l’idée même que l’interaction de la machine avec l’humain se déroule non plus que par le biais matériel (Cronenberg) mais aussi par l’osmose de l’esprit et de l’audition, permet à Her de créer sa propre personnalité. Theodore et Samantha vont se lier d’amitié pour nouer une véritable relation fusionnelle.
Cette voix, celle de Scarlett Johansson, est une voix suave, rocailleuse, et qui arrive à faire passer tout un tas d’émotion. Sans intervenir à l’écran, Scarlett Johansson livre une magnifique prestation tout en subtilité et changement de ton plus vrai que nature. Cette voix, n’est pas qu’une voix, mais est une entité qui va grandir, évoluer au fil des temps, va acquérir des émotions nouvelles, s’émanciper de sa propre condition d’intelligence artificielle, qui va s’humaniser au contact des autres comme durant ce pic nique organisé entre couple, où Jonze enlève toute barrière au schéma traditionnel homme/robot. Au fil des minutes se pose la question de la limite de l’humanité, qu’est ce qui fait de nous des humains, des êtres qui pensent et qui ressentent les sensations de notre propre enveloppe corporelle ? Sous cette forme de film d’anticipation, Her prend le chemin d’un récit initiatique amoureux, où la technologie prendra des allures de catalyseur vital pour Theodore, pour apprendre sur lui-même. Alors qu’on pourrait pu penser que le script allait nous amener dans une relation narcissique où l’OS ne serait que le miroir inconscient de l’homme, une sorte de compagnon idéal, une femme parfaite qui comblerait tous les désirs de Theodore, la qualité de l’écriture prend le dessus et Her dégage une histoire à l’amour réciproque, inscrivant son récit dans une véritable histoire de couple où l’un et l’autre passent par des moments de flottements et de passions incarnées comme jamais.
Comment une telle pureté de sentiments peut-elle s’échapper d’un environnement aussi prédéterminé et coincé dans son immensité technologique ? Comme tout couple, quand la libido tourne un peu en rond, l’un des deux partenaires prend le pas pour essayer de faire renaitre la flamme, donnant naissance alors à l’une des scènes les plus belles mais dérangeantes du film, où Samantha prend le « contrôle » d’une femme, pour pouvoir enfin toucher Theodore. De cette seule séquence, Her parle avec intelligence d’innombrables thèmes comme celui la compatibilité esprit et corps, et de la matérialité des sentiments vis-à-vis de son impuissance physique. Cette solitude affective liée au désir habitant en chacun de nous n’est pas sans rappeler Shame de Steve Mcqueen. D’ailleurs ce qui est intéressant, c’est ce rapport entre l’humain et la technologie, qui par certains aspects, prend des tournures inattendues.
L’OS de par son immatérialité ne peut assouvir tous les besoins et les envies d’un humain, mais les limites de la vitalité humaine et de l’étroitesse de son espace vital ne permettent pas aux OS de s’affranchir de mille feux. Qui apporte plus de chose à l’autre ? Loin d’être une chronique sur la déshumanisation de l’homme, Her crée sa propre réalité irréelle pour épouser avec délicatesse, toutes les possibilités que propose la technologie à l’homme. La technologie est au final, la propre métaphore de ce qu’est l’amour : une expérience qui nous permet de voir le monde différemment, un espace-temps délectable qui nous ouvre des portes inattendues. Jonze écrit alors un film terrible de sensibilité, intelligent, une histoire d’amour inédite mais universelle, qui passe du chaud au froid avec facilité, jamais moralisatrice sur la condition humaine, filmant avec drôlerie et tristesse la solitude affective d’un homme qui ne demande qu’à s’affranchir des sentiments qui l’empêchent d’avancer. C’est juste l’histoire d’un homme qui veut enfin, commencer à écrire ses propres lettres.