La vérité telle que je la côtoie est une vraie pute. Elle peut être moche, bandante, bien fournie, maquillée. Certaines sont bisexuelles. Elles ont beau être à la fois hétéro et homo, y’en a toujours une qui prime sur l’autre niveau crédibilité. Les tapineuses maquillées avec des kilos en trop sont celles que je préfère. J’adore raconter des bons gros bobards à qui veut bien les entendre. Surtout aux filles que j’essaye de mettre dans mon lit. Beaucoup d’entre elles jouent les prudes ou font leurs précieuses, mais faut pas s’y fier: les gonzesses adorent les anecdotes racontées de la manière la plus crue possible. La vérité nue en quelque sorte. Mais ma conception de la vérité, lorsqu’on la met à nue, elle foutrait la nausée à un pilier de bar. Vous imaginez un peu une grosse pute, modèle Bibendum Michelin à l’échelle humaine, fardée comme une voiture volée, à poil devant vous ?
C’est sur cette pensée paralysant mon entre-jambe à un stade déjà bien avancé que le téléphone a choisi de retentir. Affalé sur mon canapé, j’ai laissé le soin au répondeur de prendre le message. Après tout, ils sont faits pour ça.
Une voix nasillarde a émergé du haut-parleur, crachant son texte incertain d’un ton monocorde.
- Vous êtes bien chez Jack Spret, détective privé. J’suis surement parti siffler mes honoraires au bistro du coin alors rappelez-moi dans 5 minutes. Si c’est pas votre premier appel, vous savez ce qu’il vous reste à faire : rejoignez-moi au bistro.
Le bip a craché son venin à mon oreille, comme si j’étais responsable de son utilité exacerbée. C’est pas un vulgaire gadget électronique qui va faire la loi dans ma turne, non mais.
Une autre voix, tout aussi criarde que celle d’un castrat, a vociféré à l’autre bout du fil.
- Qu’est-ce que c’est que cette agence de merde ? On m’avait dit du bien de vous mais vous n’êtes qu’un connard impoli, trop lâche pour répondre au téléphone. Vous n’êtes qu’un looser sur la pente descendante, mon pauvre vieux. Espèce d’empaffé de première catégorie ! Smicard de mes deux ! C’est pas en traitant ses clients comme de la merde que vous allez redorer votre blason, c’est moi qui vous l’dis. J’suis sûr que t’es là en train d’écouter mon baratin, espèce d’enfoiré...
J’ai décroché avant qu’il ne décide de mettre fin à son monologue.
- Ta gueule.
J’ai raccroché aussi vite que j’avais décroché. J’ai rembobiné la cassette du répondeur et l’indicateur digital a indiqué zéro. Comme moi.
C’est pas facile de se tailler une réputation dans le milieu. Ça l’est encore moins de la tenir. Ma promotion auprès des potentiels futurs clients a toujours été assurée par mon comptable sous forme de prospectus et de cartes de visite placés habilement sur le bord de son bureau. Le bouche-à-oreille a fait le reste. Henry, mon comptable, me sert également d’avocat, pour les litiges avec les clients, et d’ami le reste du temps. Comme nos journées sont souvent occupées par nos boulots respectifs, on peut considérer que je n’ai aucuns amis.
Oh, si, je l’oubliais. Un autre Jack m’accompagne. On fait dans l’originalité, je vous l’accorde. Pour éviter de nous confondre, je l’appellerai par son patronyme complet: Jack Daniel’s, le Channel N°7 du pauvre. Enfin, du pauvre, façon de parler. Mes seuls plaisirs dans la vie, je ne pourrais pas me les offrir sans mes clients. Mon agence, c’est ce que j’ai fait de plus intelligent dans ma vie. Des gens me payent pour que je puisse m’offrir ce dont j’ai toujours rêvé, ce qui se résume à pas grand-chose à dire vrai: un bon whisky, un abonnement à Playboy et Sciences & Vie, un pétard aussi gros que celui d’Harry Callahan, de l’herbe de qualité supérieure, des lasagnes au saumon, du PQ doux comme les fesses d’un nouveau-né et une garce vaccinée tous les mois.
En contrepartie de leurs dons, ces mêmes clients me demandent d’accomplir pour eux des sortes d’exploits, de la recherche d’infos, des prises de photos et j’en passe et des meilleures. J’ai toujours comparé cet aspect négatif de mon boulot aux travaux d’Hercule. On se sent fort en faisant glisser les chèques entre ses doigts mais il faut mouiller la chemise pour profiter pleinement de cette activité lucrative. Au début, je passais deux ou trois coups de téléphone à des mercenaires de la photo pas trop excessifs en termes de salaire et ils faisaient le sale boulot à ma place. Les clients étaient stupéfaits de me voir le cul vissé sur une chaise toute la sainte journée et de pouvoir apprécier le résultat final dans les délais. Mais depuis que je suis obligé de flouer à droite et à gauche pour rembourser mes dettes, je peux plus me permettre le luxe d’engager des types qui bossent pour ma pomme. C’est comme ça que je me suis retrouvé à mon bureau, à prendre les appels à la manière d’une secrétaire. Le gars que je venais d’envoyer se faire foutre, c’était une exception. Avec ma renommée, je peux me permettre de sélectionner les gens pour qui j’ai envie de transpirer.
Un homme est entré sans frapper. Petit, basané, le visage criblé d’acné, la cravate bien mise et la chemise repassée par maman. Le type avait l’allure du mec prêt à tout pour réussir sa carrière. Le genre à lécher les chaussures de son chef, nouer les lacets de ses collègues entre eux et pomper le nœud du directeur. Il tortilla ses doigts comme un gosse qui aurait oublié la moitié de sa récitation.
- Vous êtes…
- Oh, euh, excusez-moi. Christian Broyon.
Il m’a tendu une main minuscule que je me suis mise à serrer jusqu’à la rendre invisible dans la mienne. J’ai regretté ce geste lorsque j’ai ressenti la moiteur de sa peau. Dégoûté, j’ai retiré ma main lentement de la sienne et je l’ai fixée comme si j’avais soudainement été touché par La Lèpre. J’ai attrapé une boîte de lingettes et je me suis essuyé les mains plutôt deux fois qu’une tandis que Broyon s’installa dans un siège de fortune, face à mon bureau.
- Mais je vous en prie, asseyez-vous.
- Merci.
- Qu’est-ce-qui vous amène chez Jack & Jack Associés ?
- Vous êtes plusieurs ? On m’avait parlé d’un seul Jack Spret.
- Oh, mais je suis le seul et unique Jack Spret.
J’ai jeté la lingette, sorti ma bouteille de la corbeille à papiers et l’ai secouée devant ses yeux.
- Lui et moi, on fait un sacré travail d’équipe.
- Ah…euh…je vous crois.
- Rien qu’à le voir se déhancher comme ça, ça me donne envie de siffler un verre. Qu’est-ce que vous en dites ?
- Vous êtes chez vous.
- Ca, je sais mais vous en voulez un ?
- Non, merci. Je ne suis pas très porté sur l’alcool ?
- C’est quoi votre truc ?
J’ai débouché la bouteille et fais couler le précieux nectar dans mon gosier à même le goulot.
- Je n’ai pas vraiment de péchés mignons, voyez-vous. Je mène une vie assez sobre.
- Pas d’excès, hein ? Vous êtes quoi ? Végétarien ?
- Non.
- Vous bouffez macrobiotique ?
- Non, je…
- Vous buvez votre pisse ?
- Je vous demande pardon ?
- On dit que l’urine possède des vertus médicinales. Surtout celle du matin. Vous avez bu votre urine ce matin ?
- Comment ?
- Non ? Parce que sinon j’ai des WC tout ce qu’il y a de propre, par là…
- Je ne bois pas mon urine !
- Celle des autres ?
- Mais…non !
- Ok ! J’veux dire, y’a pas de mal à boire son urine, hein ! Si jamais un jour on manque d’eau ou de whisky, on sera bien content d’avoir notre pipi pour se rincer les amygdales, vous croyez pas ?
- Et bien…
- Par contre, je suis pas très porté sur la chose mais à mon avis, il faut mettre ça dans un verre ou une tasse, je sais pas, et la boire plus tard parce que l’urine, c’est vachement chaud quand ça sort de là. Ou alors, avec de la glace et là, ça ressemblerait vraiment à du whisky et ça serait le pied…
- STOP !
J’ai sursauté et me suis enfoncé dans mon fauteuil. Broyon fulminait et il était sur le point d’exploser. Je me suis levé et j’ai abaissé le thermostat de peur que sa cervelle ne se répande sur les murs fraîchement repeints.
- J’essayais juste de détendre l’atmosphère. Vous m’avez l’air tendu comme un string.
- Vous parlez toujours comme ça ?
- Vous voulez dire : en faisant bouger ma bouche ?
- Vous m’avez très bien compris. Je parle de votre langage ordurier.
- C’est comme ça qu’on m’a appris, ouais.
- Et ça marche les affaires ?
- Qu’est-ce que vous sous-entendez par-là ?
- Rien du tout.
- Parce que j’ai une façon de parler qui ne vous plaît pas, vous en concluez que j’fais mal mon boulot, c’est ça ?
- Ca et la bouteille qui trône fièrement sur votre bureau.
- Ecoutez, répondis-je en tendant un doigt aussi dur que la gaule de ce matin vers la porte, vous m’excuserez de ne pas vous raccompagner mais je me bouge le cul uniquement pour les gens qui en valent la peine.
L’homme au look de trader et au visage de pré pubère s’est levé et s’est dirigé vers la sortie. J’ai asséné un violent coup de pied dans la table pour attirer son attention. Ca a fonctionné.
- Revenez-ici et asseyez-vous ! Vous ne croyez tout de même pas que je vais vous laissez partir comme ça ? hurlais-je en me levant et en faisant le tour de la table.
Il a obéi et avait repris sa place, bien calé dans le fond du fauteuil. J’ai sorti une cigarette de mon étui, lui ai tendu mais il refusa. Je l’ai porté à ma bouche et l’ai allumée. J’ai soufflé un épais rond de fumée sur Broyon. Un pied calé sur l’accoudoir de son fauteuil, je l’ai regardé les yeux grands ouverts, injectés de sang et rétrécis par le manque de sommeil. Lui se contentait de retenir sa respiration avec une grimace de dégoût.
- Vous êtes venu jusqu’ici juste pour m’insulter ou vous avez un problème à régler ?
- Ca peut attendre.
- Les problèmes, ça n’attend personne. La merde, ça arrive sur le coin de la gueule et on peut plus s’en défaire.
- C’est justement pour ça que je suis là. Pour que vous me laviez de tout ça.
- De tout quoi ?
- Tous mes soucis.
J’ai ri aux éclats.
- Fallait vous adresser à l’église du coin, mon vieux. Y’a que Dieu qui soit accrédité à réaliser des miracles.
- Je ne vous ai pas encore exposé ce que j’attends de vous…
- J’suis peut être con mais j’suis loin d’être sourd. Vous voulez que j’vous aide à présent ?
- C’est vrai, j’ai peut-être été un peu dur avec vous, tout à l’heure.
Il avait pris un air innocent mais j’étais loin d’en avoir fini avec lui. La victime ici, c’était MOI.
- Ca, on peut l’dire, ouais.
Broyon s’est tortillé sur place, comme si son cul était attaqué par une colonie de vers enragés.
- C’est juste que je n’aie pas l’habitude d’entreprendre ce genre de démarches.
- Vous n’avez pas à vous faire de mourrons. Je suis un professionnel.
En souriant, Broyon découvrit une rangée de dents impeccables mais d’où émanait l’haleine d’un mort. Je ne sais pas à quoi ressemblent les exhalaisons d’un cadavre mais ça doit s’en rapprocher fortement. Sans doute un problème de foie. Ma foi, j’avais le même problème que lui. Certes, à un degré supérieur (40 pour être exact) mais mon hygiène buccale a le mérite d’être irréprochable.
- C’est ce qu’on m’a dit.
- Et on ne vous a pas menti sur la marchandise. Je suis le meilleur, niveau rendement.
Pas de quoi s’en réjouir. Si j’étais effectivement le meilleur, c’est parce que j’avais la chance de m’occuper d’un seul client à la fois. Les affaires quand ça veut pas, ça veut pas. Je me suis redirigé vers mon siège.
- Il faut savoir que même si vous êtes clean une fois que je me serai occupé de votre cas, l’odeur de la merde restera sur vous quoi que je fasse. C’est à vous de vous en débarrasser en évitant de fouiller le fumier tête la première, la bouche ouverte.
Il a froncé les sourcils.
- N’y voyez là aucune atteinte d’aucune sorte.
- Je pense que j’ai compris où vous voulez en venir, a répondu Broyon.
- J’espère bien. Y’aura pas de seconde chance. OK, je vous aide, mais c’est la seule et unique fois. Ça sera pas la peine de revenir me voir en pleurs, en vous jetant à mes pieds pour me demander de redonner un petit coup de baguette magique sur votre vie. Mes tours de passe-passe, je les fais qu’une seule fois. Si je refais le même, vous comprendrez que tout le monde se rendra compte d’où le vent souffle. Et qu’est-ce que c’est un magicien dont l’un de ses tours est découvert ?
- Je ne sais pas…
- Un raté ! Et c’est la dernière chose pour laquelle j’ai envie de passer.
- C’est tout à votre honneur.
Je me suis replongé dans mon siège comme dans un souvenir agréable. La fainéantise est une autre de mes vertus.
- La majorité de mes clients sont garants de mon efficacité. Les autres, qu’ils aillent se faire foutre.
Broyon a esquissé un rictus qui n’allait pas avec son visage en forme de poire.
- Je ne doute pas de vos compétences…
- C’est ce que j’ai remarqué aussi. Quand vous m’avez traité de minable.
- Je n’ai jamais dit que vous étiez un minable, monsieur Spret.
Il venait de me donner du Monsieur. Je sentais que le bout du tunnel était proche et que j’allais revoir la lumière d’ici peu grâce à ce client. Du genre projecteur qui éblouit le visage jusqu’à montrer les imperfections de la peau et moi, devant, qui piétine un immense tapis rouge jusqu’à la gloire. Je ne demande pas la reconnaissance éternelle. La gloire me suffira amplement. La roue de la fortune s’était remise à tourner.
- Passons cet épisode fâcheux et mettons à plat mes problèmes.
- Ce que vous allez d’abord mettre à plat sur mon bureau, c’est l’oseille, mon gars, clamai-je d’une voix d’un timbre puissant et sûre d’elle, preuve que du changement s’accomplissait déjà en moi.
- Déjà ?
- Mon temps est précieux et je déteste le gaspiller en bavardages inutiles. Par exemple, les toubibs, est-ce qu’ils ne vous prennent pas votre fric juste pour vous avoir raconté ce que vous saviez déjà ?
- Je…
- C’est pas vrai ?
- Si, mais…
- Alors, considérez moi comme un médecin spécialisé dans les petits tracas du quotidien et ne discutez plus ma façon de travailler.
- Mais vous ne faisiez rien avant que j’entre.
- Vous voyez à travers les portes ?
- Non, mais…
- Vous voulez vraiment ressortir à coups de pieds au cul ?
- Bien, je…vous acceptez les chèques ?
- Le liquide, c’est tout ce que j’aime, répondis-je en plaisantant.
J’ai jeté un coup d’œil furtif vers ma bouteille laissée seule sur le coin du bureau.
- Quels sont vos tarifs ?
J’ai plissé les paupières et j’ai réfléchi à ce que j’allais bien pouvoir dîner une fois le portefeuille bien rempli.
- Vous n’avez qu’à laisser le champ libre, je remplirai plus tard.
J’ai tendu mon bras en tirant sur ma cigarette. Broyon m’a jeté un regard sans équivoque. Deux ou trois bouffées plus tard, j’ai décidé d’arrêter la plaisanterie.
- Vous pensiez que j’étais sérieux ?
- Je ne le pense pas, j’en suis sûr.
- Allez, une petite blague de temps en temps, ça fait de mal à personne.
- Je ne suis pas du genre à rire.
- Vous n’avez aucune personnalité en fin de compte, fis-je en ricanant tout en libérant des minuscules ronds de fumée vers mes chaussures, talons appuyés sur mon bureau.
- Ca n’est certainement pas à vous d’en juger.
J’ai tapé sur la table du plat de la main et me suis surpris de la force qui avait accompagné mon geste. Mon corps tout entier renaissait de toutes ces cendres de joints et de cigarettes que j’avais brûlées.
- Enfin un soupçon de rébellion !
- Vous êtes complètement dingue.
- Ca n’est certainement pas à vous d’en juger.
- C’est de bonne guerre.
- Racontez-moi donc ce qui vous amène.
- Vous ne voulez plus de mon argent ? questionna Broyon, secouant son chèque encore vierge devant moi.
- Si, si. J’ai un tarif horaire alors vous n’avez qu’à compter une heure. Ça fera dix euros.
- Vous ne pouvez pas me faire une petite remise ? Quelque chose comme ça ? a demandé Broyon en remplissant son chèque.
- Vous vous croyez sorti de la cuisse de Jupiter ou quoi ? Il faut bien que je mange, que je nourrisse ma famille.
- Quelque chose me dit que vous n’avez aucun port d’attache.
- A qui le dites-vous ? Je verse déjà une pension à ma deuxième femme, c’est pas pour qu’une autre me pique mon blé pendant que j’ai le dos tourné.
Il m’a tendu le chèque. Je l’ai saisi entre le pouce et l’index et l’ai ramené vers moi mais Broyon ne lâchait pas prise. J’ai tiré mais en vain.
- Vous ne seriez pas en train d’essayer de me rouler, monsieur Spret ?
- Ecoutez, je vais pas y aller par quatre chemins. Soit vous me payez le coût d’une heure de mon temps, soit vous déguerpissez avant que j’arrose les murs du pus qui couvre votre putain de visage.
Ma main est revenue vers moi comme un ressort.
- Je vous croyais plus professionnel que ça.
- La rébellion dure pas longtemps avec vous.
- Je ne suis pas quelqu’un de particulièrement rancunier.
- On va bien finir par en faire le tour. Dîtes moi ce que vous êtes qu’on en parle plus.
- Je suis quelqu’un de désespéré.
Pauvre de moi. Il s’est mis à pleurer comme une madeleine. Mais un type qui suinte par tous les pores de la peau, y compris les yeux, c’est pas le genre de personnes que j’irai prendre dans mes bras pour le réconforter. C’est déjà assez dur de voir une femme pleurer et de trouver une solution pour la calmer. Mais je n’avais encore jamais vu d’homme le faire, mis à part dans les films. Un jour à marquer d’une pierre blanche dans la vie de Jack Spret. J’ai attrapé un verre dans mon tiroir et l’ai rempli de whisky à moitié.
- Tenez, prenez-ça, ça va vous requinquer, dis-je en lui tendant le verre.
- Je ne sais pas si c’est raisonnable…
- Il faut savoir prendre le taureau par les cornes de temps en temps. Allez-y, ça ne peut pas vous faire de mal.
Il a pris le verre et tout le liquide a disparu d’une seule traite. Un fabuleux cul sec pour un amateur.
- Vous m’avez menti tout à l’heure.
- Comment ?
- Quand vous m’aviez dit que vous ne buviez pas d’alcool. Vous m’avez menti.
- Non, c’est la stricte vérité.
Encore cette grosse pute qui venait fourrer son nez dans mes affaires, à défaut d’être fourrée.
- Vous avez sifflé mon Jack plus vite que j’en serai capable. Mais passons, vous avez fini de chialer, je vais pouvoir connaître le fin mot de l’histoire.
Broyon a reniflé bruyamment, sorti un mouchoir de la poche de sa veste - un de ces morceaux de rideaux à carreaux – et a vidé ses narines de tout ce qui pouvait l’empêcher de respirer.
- C’est votre femme, je parie, affirmai-je.
- Comment vous le savez ? s’étonna Broyon.
- C’est mon boulot de tout savoir. Quand un homme vient me voir et qu’il est désespéré comme vous, c’est de la faute de sa femme. A fortiori, quand une nana vient me voir, c’est également de la faute d’une femme avec laquelle son mari la trompe. Voyez, m’occupez des femmes, c’est la majeure partie de mon job. Les coups bas dans un couple, c’est un peu mon fonds de commerce
- Vous devez donc être calé sur le sujet ?
- Si c’est de l’infidélité, j’ai des méthodes bien à moi pour faire éclater la vérité au grand jour.
J’étais enfin libéré de cette vision d’horreur qui me taraudait l’esprit depuis l’entrée de Broyon. Mais elle venait d’être remplacée par une autre vision d’horreur. Une prostituée gonflée comme un ballon de baudruche qui éclata dans la pièce, éparpillant sang, intestins et un paquet de litres d’engrais masculins. Pourquoi avoir dit « vérité » et « éclater » dans la même phrase ? J’ai bu une nouvelle gorgée de whisky pour oublier tout ça. J’ai reposé la bouteille et j’ai sorti mon calepin de la poche de ma veste accrochée à la patère de l’entrée avant de revenir m’asseoir.
- Dites-moi tout. Depuis combien de temps êtes-vous marié ?
Posant la mine d’un crayon sur le papier, j’attendais, langue sortie, visage collé au bureau et yeux rivés sur mon client, qu’il se mette à table.
- Ca va bientôt faire 3 ans.
- Qui c’est qui en a eu l’idée ?
- C’est ma femme. Elle venait de quitter son premier mari et je l’ai rencontré, alors qu’elle était en train d’écluser un bar.
Ma langue a rencontré mes lèvres. J’étais en train de m’imaginer une blonde pulpeuse, mais sans visage, assise sur mes genoux, vidant une bouteille de tequila. La boisson coulait plus que de raison et s’infiltrait dans son décolleté. Bouche grande ouverte et menton collé sous sa poitrine, je récupérais ce si subtil liquide couleur or qui s’était mélangé à la sueur salée de cette bombe sexuelle dont le teint hâlé faisait ressortir toute la beauté ambrée de l’alcool.
D’une main, je me suis tripoté l’entrejambe tandis que de l’autre, ma main avait écrit des phrases sans vraiment adopter une forme rectiligne sur le papier. Tout serait certainement à réécrire mais je m’en foutais.
- Vous avez rencontré sa famille ? Des frères ou des sœurs qui auraient déjà fait parler d’eux dans leur entourage question libertinage ?
- Et bien, maintenant que vous le dites, il y a bien cette cousine qu’elle voit souvent…
Depuis qu’il s’était mouché, on pouvait entendre un léger sifflement quand il respirait par le nez. J’ai lâché le fil de l’histoire et n’écoutais plus que ce petit bruit quasi imperceptible dans la discussion. Mais comme je me déconcentre facilement, ce simple bruit m’a empêché de suivre ce que racontait mon client et je n’ai entendu que la fin de la réponse de Broyon. Mais mon petit doigt me signala qu’il n’avait rien dit d’intéressant.
- Vous avez des soupçons sur un homme en particulier ?
- Mais...qu’est-ce que je dois faire ?
- Tout me raconter. Même ce qui vous semble insignifiant.
- Je vous ai posé une question ?
- Et je viens de vous répondre.
- Il n’y a même pas une minute, je vous ai demandé si je devais quitter mon travail pour quelques temps au cas où vous auriez besoin de moi dans votre enquête…
- Vous avez dû rêver.
- A ce moment-là, c’est vous qui m’apparaissiez en train de rêver.
Je me suis levé brusquement en poussant mon bureau des deux mains. La colère avait déformée mon visage et la pensée de la blonde avait déformée encore plus mon pantalon.
- C’est…c’est quoi ce délire ?! bégaya Broyon, ses yeux voyageant de haut en bas.
- Tu vas y avoir droit ! hurlai-je.
Broyon, qui s’était tassé dans son fauteuil, l’a fait pivoté et a détalé vers la sortie. Je suis resté là, une protubérance douteuse entre les jambes, faisant tournoyer ma batte de base-ball en aluminium dédicacée Joe DiMaggio entre mes doigts. J’ai fixé la porte ouverte, donnant sur le concierge aspirant la moquette du couloir, tout en me disant que l’homme est un étrange animal et que toute cette putain de ville est une véritable ménagerie.