Sous le nom de Lost Highway, se cache une violente virée dans l'inconscient d'un homme brisé par sa souffrance ; elle-même, induite de sa propre culpabilité. Qu'il y a-t-il de plus humain que de voir la culpabilité venant de la réalité essayer de s’effacer dans l’imaginaire onirique et irréalisable des méninges synaptiques. Qui de Fred ou de Pete est l’homme de la situation ? Pour quelle femme ? Alice ou Renee ? Non sans hasard, Lost Highway donne déjà des indices de ce que sera l’expérience Mulholland Drive. Malin mais tout aussi fort, Lost Highway est (presque) l’apogée d’un réalisateur sans frontières qui se détache de toute raison, de tout carcan communautaire pour parler d’amour. De celui qui nous désintègre, celui qui perturbe les sens ; même les plus enfouis. Rentrant dans la genèse d’une pensée moribonde, à la fois haineuse et peinte d’amour rougeâtre, David Lynch réfléchit sa narration schizophrénique, la triture jusqu’à l’éviscérer, la démembrer.
A travers le paroxysme de cette longue route nocturne sans terminus, nait une ambiance claustrophobe alimentée dans cet appartement aux couloirs labyrinthiques, symbolisant de ce fait, les dédales de cet esprit malade. David Lynch changera les corps, les apparences, les visages pour garder une cohérence, un mélange des genres, une essence narrative malaxée à l’épine dorsale intacte : le cauchemar. Fred et Renee forment un couple américain lambda. Mais pour combien de temps ? Sous une couche de chaud et de froid, Lost Highway débute. Mais l’intrigue commence, nous happe déjà. Un simple signalement anonyme de la mort de Dick Laurent. Qui est ce ? On ne le sait pas encore. Le couple ne semble pas si solide que cela, à la moelle épinière décimée par la suspicion, s’installe alors un jeu de regard déviant et des dialogues évasifs qui en disent long sur un couple aux abois où leur sexualité mortifère est l’épicentre de cette nervosité.
Ils couchent ensemble mais le plaisir n’est plus là. Le désir des corps s’estompe au gré de la parcimonie des pensées. Fred, au charisme évident en tant que musicien de jazz, parait sur les rotules, tant sa jalousie le consume physiquement. Ayant peur d’une infidélité, il ne fait plus le poids face à Renee, et ses allures de femme fatale, avec une Patricia Arquette, blonde, fantasme iconique psychédélique. Le génie de David Lynch n’a jamais été aussi évident à l’image. Une excentricité morbide où la passion se tait dans une noirceur ambivalente et visuelle qui laisse apparaitre un lien génétique avec Brian de Palma. David Lynch, s’insérant dans la conscience de son cinéma et de ses personnages, aime aussi l’illustrer, par des personnages mystères improbables, miroir d’un morcèlement d’un être. Sans savoir pourquoi ni comment, des cassettes vidéo sont envoyées au couple. Des enregistrements montrant l’extérieur et l’intérieur de leur maison, tout comme le fera Caché de Mickael Haneke.
Outre son image parcellaire et rock’n’roll, Lost Highway est une œuvre qui pourrait se regarder les yeux fermés avec le son comme seul guide sensitif qui nous prendrait par la main pour nous insérer dans un récit sensoriel où les bourdonnements hypnotiques qui proviennent de limbes inconnues, viendraient chuchoter des méandres linguistiques non homologués. Comme il aime le faire, le réalisateur s’amuse à faire cohabiter rêve et réalité quand Fred ira en prison pour le meurtre de sa femme. Ces divagations psychiques se confrontent à la droiture et méticulosité de chaque plan millimétré et filmé au cordeau avec un jeu de lumières macabre. Sans crier gare et sans prévenir son spectateur, David Lynch jette pratiquement sa première partie aux oubliettes pour commencer une tout autre histoire en milieu de partie. Toutefois Patricia Arquette est toujours là (Alice), mais cette fois ci en brune, aux prises de mafieux. Un jeu de coiffure, un changement d’identité proche d’un Vertigo, qui sera repris par Mulholland Drive. Pete, jeune mécanicien tombera sous le charme de la plantureuse Alice, tout sauf, au pays des merveilles. Diane se rêvera en Betty. Fred se rêve en Pete.
Prenant à sa guise les codes du film noir, pour en faire un métrage aventureux, fougueux, amoureux de son art, scindé en deux parties distinctes qui se rejoindront dans un final dévisageant, David Lynch inscrit Lost Highway dans cette lignée de film à la puissance magnétique indolore qui marque cette dualité psychique dans un couple, un peu comme l’a fait Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, avec cette emprise de la femme sur le comportement de l’homme. Là où les courbes généreuses d’une amazone se répercutent dans l’esprit torturé la faiblesse du sexe opposé. Quoi de mieux que la divine Patricia Arquette et ses hanches avantageuses entrecoupées de ses yeux de biche. Nourri des thématiques obsessionnelles de David Lynch, Lost Highway divague entre pulsions sexuelles dévorantes, jalousie exacerbée, manipulation, et culpabilité malsaine, qui nous enferme aux confins d’un cauchemar atteint par la folie.