Ce film de Akira Kurosawa est une petite perle du 7ème art. Il a pourtant failli ne jamais voir le jour, puisque son réalisateur a échappé à sa tentative de suicide suite à l'échec commercial retentissant de
Dodeskaden. Et ne trouvant aucun studio prêt à financer ses projets épiques, c'est la Russie qui l'appelle finalement pour adapter le roman Dersou Ouzala, racontant l'histoire autobiographique d'une amitié entre un militaire ethnographe et un chasseur golde (une minorité ethnique de la Russie), se déroulant dans la Taïga. Avec
Barberousse et
Les 7 samouraïs, il est dans mon trio de tête du maître japonais, l'un des seuls devant lesquels j'aime me prélasser devant des images parfois sublimes.
Cette relation pleine de sincérité et d'humanité entre les deux protagonistes transcendant les différences rappelle le style de Kurosawa (preuve que sa sortie du pays n'a en rien influencé ses habitudes) malgré un cadre entièrement nouveau. Dersou est un drôle de marginal qui apparaît au départ de manière mystérieuse, comme un animal de la forêt, puis enseigne aux soldats un rapport différent à la nature, perdu entre-temps par la civilisation. Il ne paye pourtant pas de mine : petit, trapu, vieux. Son parler issu de la nature apparaît insolite pour les hommes de la ville. Mais son doigté au fusil, et sa lecture des signes de la nature a raison de leur scepticisme. L'escorte militaire du capitaine-géographe, qui se moque au début de son accoutrement, n'est pas bien méchante : de vrais enfants qui finissent par apprendre à voir avec lui, car cette harmonie avec la nature ne lui sert pas qu'à survivre, mais donne des yeux pour lire l'âme humaine (le vieillard reclus qu'il laisse se reconstruire au lieu de le déranger) et fait penser à ceux qui viennent après (les provisions laissées dans les abris). Naissent entre-eux de belles scènes de camaraderie, autour d'un bon feu de camp ou de chants russes d'une beauté mélancolique à pleurer. C'est aussi une histoire de rencontres et de départs, émouvants pour ce temps d'amitié et de liberté partagé ensemble, et aussi parce qu'au sein d'une telle immensité, il n'est jamais certain de se retrouver à nouveau.
Le point culminant de cette amitié hors-normes arrive avec cette scène hallucinante de survie au milieu de nulle part, qui nécessite une connaissance pratique de l'environnement, où chaque geste compte pendant que le soleil décline, signifiant une mort assurée. C'est la première fois que AK place la nature au centre de son récit, forgeant les caractères des personnages ou les amitiés, bien qu'il l'a souvent utilisée pour figurer, à travers le sentiment de dépassement de l'individu face aux éléments naturels, ce qui échappe au contrôle humain. Après cette épreuve, ils n'ont même plus besoin de parler pour se comprendre car un rire, une accolade, ou un regard suffisent à remplir cet espace intime. Deuxième film en couleurs de Kurosawa, c'est aussi l'occasion pour ce dernier de capturer les riches paysages du désert russe. Malgré un master peu reluisant, des images magnifiques jaillissent de la pellicule. Tour à tour fascinante, accueillante, désolée, angoissante, dangereuse, mystique, peu de films peuvent se targuer d'avoir pu aussi bien exprimé cette nature sauvage aux contours nuancés.
Mais ce que je trouve le plus beau dans ce film, c'est cette spiritualité qui émerge de ce rapport à la nature que nous enseigne Dersu Ouzala. Pour lui, tout est animé, vivant, possède une âme. Il croît fermement aux esprits silencieux de la forêt, et entretient ainsi une relation intime avec chaque partie de l'environnement, le poussant à utiliser son arme avec prudence : tuer la mauvaise proie, c'est lui-même qu'il tue. Il est donc déchirant de voir sa déchéance physique dans la deuxième partie du film, car avec lui disparaît en partie cette sagesse. Rattrapé par la vieillesse et incapable de chasser, il part vivre en ville avec son ami soldat. Mais les habitudes contraignantes de ce nouveau cadre le font retourner à la vie sauvage. Le dénouement final que l'on attend sans surprises (au début on sait déjà), apporte néanmoins une touche morale inédite : le bon sauvage est assassiné par la civilisation. Bref, en dehors du
Nouveau monde et de
Into the wild (et bien sûr les Miyazaki), je n'ai pas souvent retrouvé un tel sentiment d'osmose puis de perte des liens qui nous unissent à la nature matricielle. Une rareté pleine de poésie (mais basée sur des faits réels) à découvrir d'urgence.