Steve McQueen aime faire parler les corps, il l'avait déjà fait avec beaucoup de panache dans son Hunger, il récidive avec la même justesse dans cette claque violente qu'est Shame. Et si ce dernier est présenté, par la plupart des critiques en parlant, comme une dissection très crue de la dépendance sexuelle, il est à mon sens bien plus le portrait de la solitude dans ce qu'elle a de plus triste, et c'est tant mieux. Ne voir en Shame qu'une descente dans les enfers d'une sexualité débridée est faire fausse route, McQueen se sert en effet de ce prétexte pour mettre en lumière un mal moderne bien autre, celui de l'isolement que provoquent tous les moyens de communication modernes. Dans cette époque ou tout est faisable de chez soi, où la culture du travail est plus que jamais à l'ordre du jour, il n'est pas difficile de se laisser enfermer dans un écrin faussement confortable, mais sécurisant.
Ce sentiment de solitude emprunt de tristesse monopolise le cadre dans ce dernier film de McQueen et c'est par l'intermédiaire de l'impressionnant Fassbender que le réalisateur assène son propos. Il filme chaque centimètre carré du corps de son acteur pour en faire émaner cette perte de repères qui bouscule chaque scène. D'un point de vue purement plastique, le film est exemplaire, jamais gratuit, chaque passage résonne de ce propos très noir qui habite Shame. Que ce soit ce long plan séquence qui suit Brandon tenter de ne pas sombrer lors d'une course effrénée dans les rues de New York, ou ces passages désincarnés où il combat ses pulsions, chaque passage teinte encore plus le film d'un désespoir palpable. Mais réduire l'inspiration de McQueen à sa simple maîtrise formelle serait facile, l'homme a en effet bien plus à proposer et prouve une nouvelle fois ici qu'il ne manque pas de ressources. A l'image de cette démonstration en deux temps des apparences souvent trompeuses qui montrera, le temps de deux séquences, un couple faire l'amour sans aucune pudeur, plaqué contre la baie vitrée d'un immeuble huppé. La première fois, Brandon les observe depuis la rue, il fait nuit, les lumières sont flatteuses, le couple impudique semble bien s'amuser (les coquinous
). Inversion des rôles quelques minutes plus tard, c'est Brandon lui même qui est acteur de la scène, face à la vitre qui s'embue. Mais l'ambiance est radicalement différente, froide, mécanique, sans aucun plaisir. Pas besoin d'en dire plus, les images et le boulot d'ambiance font leur office.
A cette maîtrise de l'image et de la narration, il faut également ajouter une incroyable direction d'acteurs. Une nouvelle fois, Fassbender prouve tout son talent et cette implication totale qu'il offre aux réalisateurs qui le font tourner. Après son incroyable performance dans Hunger, il récidive ici en mettant toute sa personne (vraiment toute !) au service de son personnage. Sa partition inspirée fait que Shame marque vraiment les esprits, et chaque scène forte est marquée par sa présence. Forcément, à côté d'une telle prestation, tous les seconds rôles semblent bien fades, même si Carey Mulligan réussit toutefois à tirer son épingle du jeu. Sa relation avec son frère est touchante et permet d'apporter au personnage de Brandon une nuance nécessaire pour ne pas faire sombrer le film dans le graveleux. Leur relation retranscrit avec beaucoup de justesse le paradoxe qui touche Brandon. Il a des valeurs fortes, aime sa soeur, mais s'est habitué à sa solitude et ses habitudes. Cela ne change pas ses sentiments de grand frère, et McQueen le nuance très bien à l'écran. Dès leur première rencontre dans le film, on sait qu'il n'y aura jamais d’ambiguïté entre eux à ce niveau là.
Shame ne passe vraiment pas loin du grand chelem mais sombre malheureusement parfois dans les travers propres à ce type de film, à savoir ce côté parfois moralisateur qui est typique du traitement de ce genre de sujet. J'aurais pour ma part préféré que McQueen s'évite quelques petits rappels à la bonne morale lorsqu'il use ses personnages pour se faire mutuellement des reproches. Entre Brandon lui même qui remet en cause la vie conjugale de son boss, et ce dernier qui se lance dans une énumération de hashtag porno histoire de faire culpabiliser tous ceux à qui ces petits noms colorés rappelleront des moments en solitaire, j'ai parfois trouvé qu'il manquait de peu le coche. Il aurait, à mon sens, gagné à rester complètement en retrait de l'histoire, à vouloir trop en dire, on assassine parfois ses intentions. C'est également cet excès de discours que l'on retrouve dans certaines scènes du film, bien trop longues, elles deviennent laborieuses (dur ce passage musical, on se retient de faire jouer la télécommande).
En l'état, Shame reste une sacré bobine, qui ne manquera pas de faire cogiter les petits cerveaux des quelques hommes numériques qui auront compris tous les petits termes techniques dont McQueen teinte ses dialogues. Mais bien plus que ce sexe très présent à l'écran, c'est bel et bien le portrait d'un homme seul, malhabile en matière de sentiments que dresse le réalisateur. Un portrait touchant, qui reste en tête après le visionnage.