A. Mann continue à faire, après
Le Cid, une grande fresque épique à la direction artistique irréprochable (décors naturels ou construits, nombre de figurants, aperçu de la culture, de l'arène politique, et de la croyance populaire : on en prend plein les mirettes), développant une parabole sur le pouvoir politique qui fait intervenir en son milieu des individus déchirés entre vie publique et vie privée, devoirs et sentiments. L'histoire est divisée en deux parties, faisant succéder le règne de Marc-Aurèle et celui de Commode, son fils. Grand échec commercial, il faudra attendre son quasi remake
Gladiator pour que le genre renaisse, ce dernier étant très inspiré par son script (l'intro et la fin), mais en insistant plus sur l'action que sur son message.
L'intro musicale enchaîne deux thèmes-charnière du film, le faste (trompettes & cie) et le déclin (requiem). La première partie est bien écrite, ressemblant à une grande fresque familiale à la manière de
L'homme de la plaine, articulée autour de la figure paternelle de l'Empereur. Interprété par Alec Guinness, il est parfait pour incarner ce philosophe-Empereur qui médite sur sa fin (superbe dialogue au début avec un philosophe-esclave) et l'avenir de son Empire (les dernières frontières doivent être humaines, accueil de tous ses alliés politiques : ironiquement il lui est difficile de retenir tous les noms). Mais ce rêve d'un monde unifié et de paix (allégorie à peine déguisée des Etats-Unis) ne se fait pas sans sacrifices de la part de ses proches (son fils déshérité en faveur de la personne la plus apte, sa fille donnée en mariage à un allié en dépit de son amour pour Livius qui doit accomplir son devoir), mais aussi des autres peuples qui doivent s'assimiler ou mourir.
C'est alors le début de luttes internes entre Commode et Livius, deux amis incarnant une Rome et une idée du pouvoir (paix et devoir
vs avidité et égoïsme) bien différentes, donnant lieu à un combat de chars plus mouvementé que celui de
Ben-Hur en pleine forêt, qui termine par un statut quo. Malheureusement, l'interprétation de Christopher Plummer (Commode), intense et juste, imbu de puissance et légèrement enfantin, écrase celle de Stephen Boyd (Livius) qui a du mal à trouver le bon ton et s'avère bien fade face à lui (dans le peplum, le jeu est très théâtral, et il ne faut pas grand chose pour que ça sonne faux). Heureusement leurs personnages sont globalement bien écrits, mais ça gâche certaines séquences d'intimité et l'évolution de ce personnage (Charlton Heston, premier choix, aurait été tellement plus adéquat). Quant à Sophia Loren, elle reprend exactement la partition de poupée qu'elle avait dans le
Cid, ce qui lui sied bien car ça lui donne une allure de beauté inaccessible, mais j'ai plus de mal à la voir en meneuse de rebellion avec son mari.
La seconde partie m'a moins passionné (après le décès de Marc-Aurèle) pour deux raisons principales. D'abord l'erreur de casting que j'ai évoquée alors que le duo devient le pilier du film. D'autre part l'intrigue est moins bien écrite avec un petit problème de rythme, comme le passage de la barbarie à la civilisation des germaniques qui occupent la frontière nord de l'Empire, qui va trop vite en besogne. D'une scène à l'autre, menés par un philosophe-esclave, ils deviennent gentils, civilisés, autonomes. Mais ce passage a un côté mythologique (ce qui n'empêche pas une reconstitution historique poussée) très intéressant, opposant le tyrannique Commode qui plonge Rome dans la famine à force de trop compter sur les pays alliés qu'il taxe à mort, et les cruels barbares qui accèdent à la sagesse et l'autarcie grâce au philosophe qui leur enseigne que la violence ne mène à rien, après avoir subi l'épreuve de la douleur sans broncher (et très beau discours au Sénat sur la liberté des peuples qui contribue à leur productivité). Puis j'ai bien aimé l'envers ironique de cette intégration citoyenne (si Rome veut survivre à son gigantisme, elle doit s'en inspirer plutôt que s'engraisser sur leur dos), et la stratégie de Livius est loin d'être stupide (accepter l'autorité pour agir de l'intérieur).
Pour ce qui est de l'épique, si Mann n'a pas de problème avec les mouvements de troupes, les batailles sont confuses et sans stratégie, et on peut voir ici et là des coupes qui font tiquer. Il est plus efficace dans le 1/1. Enfin, le film se termine de la plus belle des manières en faisant écho au
Cid, bien cynique (la place de l'Empereur vendue aux enchères, les barbares brûlés, l'Empire déchiré par les intérêts personnels), mais avec un axe différent que ce dernier : la chute de l'Empire est une chute de l'humain, lorsque ce dernier a pris la place de Dieu, et l'égoïsme, celle de la discussion. Bref, un peplum plus intelligent que la norme malgré quelques sur-lignages (une voix-off intervient deux fois aux moments clé pour soit-disant éviter de nous perdre) et magnifique par la forme (et quel score !).