Ce qui étonne de prime abord, c'est la capacité de Mendes à tenir ensemble d'un côté un fil narratif très simple à suivre pour le tout avenant, et des niveaux de lectures multiples pour les plus attentifs. Une telle franchise peut rapidement faire perdre ses moyens au réalisateur le plus talentueux, mais ce n'est pas le cas ici. A l'instar de
MIIV, cet épisode est vraiment celui de la rupture, en balayant tous les ingrédients habituels tout en y faisant référence constamment comme dans un jeu de dé-construction et de re-création.
Casino Royal était déjà un petit retour aux sources en revenant à un rapport plus physique et humain et moins axé sur les gadgets
kitsch. Mais
Skyfall est encore plus radical en proposant un James Bond sombre au bout du rouleau, quasi abandonné, et encore moins aidé par la technologie, qui apportent de nouvelles contraintes intéressantes au déroulement : sera-t-il même capable d'aller au bout de la mission ? Avec ce nouveau visage de James Bond, une nouvelle ère commence. Les composantes sont clairement énoncées avec des parallèles évidents avec le 09/11, ancrant ainsi cet épisode dans la modernité (et la série actuelle de films de héros/super-héros faillibles, liste qui ne fait que s'allonger au cinéma) : ennemi devenu compliqué à identifier et à prédire (non plus des nations mais des individus), techniques de communication et de couverture remplaçant les gadgets désormais obsolètes (le rôle de Q change de même), individus tels que James Bond devenus remplaçables, moins importants que certains secrets d'Etat. Les clins d'oeil aux autres films ne sont pas que du fan-service appréciables, mais permettent au connaisseur de mesurer la distance franchie : l'équipement est réduit à l'essentiel, les conquêtes amoureuses de James Bond ne durent que le temps d'un battement de cil, ou encore sa bagnole mythique est elle-même devenue une antiquité. Ce qui reste au final ressemble plus à un film d'espionnage à l'ancienne où les individus prennent une place centrale qu'à un James Bond classique avec les ingrédients récurrents.
Malgré un cahier des charges quand même bien rempli avec un grand nombre de scènes d'action plus réussies les unes que les autres (l'introduction avec une course de motos nerveuse se déroulant sur les toits du Grand bazar d'Istanbul, un combat épique à mains nues à Shanghai filmé comme des ombres chinoises, ou encore un climax westernien en Ecosse) douées d'une violence crue et sans concession, on retrouve bel et bien la patte du réalisateur (la crise de la modernité, le passage de l'ancien au nouveau, le déclin des valeurs ...). A Titre d'exemple, la relation entre M et James Bond n'a jamais été aussi centrale, résumée à une relation compliquée entre une mère adoptive et son enfant, ce qui permet ainsi une petite incursion dans le passé de ce dernier. Une thématique récurrente dans les films de Mendes, et particulièrement le diptyque
Les noces rebelles -
Away to go qui insistent sur la difficulté d'enfanter sainement dans le monde moderne. Peu de dialogues ponctuent ce film très axé sur l'action et la mise en scène (à l'inverse de la nouvelle trilogie
Batman, très verbeuse), mais 2-3 passages retiennent particulièrement mon attention, qui re-visitent les symboles de la série. Le monologue génial du bad-guy est probablement l'une des meilleures introductions de la saga, tout en plan-séquence, qui explique totalement la relation triangulaire entre lui, James Bond, et M. En outre, de petits passages précisent l'intention du film, et interdisent tout manichéisme basique. Via ce trio, il s'agit au final d'un véritable duel de laissés pour compte, prêts à être mis au rebut, contre leur propre époque en plein processus de déshumanisation.
Enfin, comment ne pas parler de la photographie et de la mise en scène, tout au service de son sujet ? La narration passe beaucoup par cette image froide, captant magnifiquement l'aspect crépusculaire ou nocturne (ou les deux) de chacun des lieux d'action, ce qui souligne par ailleurs les fragilités ou le vide intérieur des personnages. On peut reprocher le manque d'émotion ou de relations entre les personnages, mais selon moi ça accentue d'autant plus leur solitude, leur face-à-face irrémédiable où le sentiment de précarité est bien présent. Cette sécheresse contraste avec le côté ludique de
MIV, qui malgré leurs nombreuses ressemblances, ne jouent pas sur le même terrain. L'un fait plus cartoon, tandis que l'autre est plus porté sur l'introspection. Raison pour laquelle il se distingue aussi avec
TDK même s'ils partagent certains points communs (univers sombre, remise en question du statut du héros, chute et renaissance, double) : alors que ce dernier se base sur la mythologie antique qu'il met au goût du jour,
Skyfall se réfère tant à la saga qu'il s'en distingue , et d'autre part l'un construit des personnages au caractère très symbolique, au rôle (pré-)défini, tandis que l'autre soulève de fortes zones grisâtres dans le trio. Cette imprévisibilité qui en ressort réussit là où
TDK avait échoué en termes de mise en images. Enfin, que dire du climax final, qui nous projette dans une ambiance
old-school, limite western, un retour aux sources jouissif où encore une fois les ressources manquent avec un arsenal de la bonne vieille époque. Une manière de faire table-rase des codes de la saga en composant avec de l'ancien. La dernière poursuite dans les landes d'Ecosse avec un grand incendie pour unique source de lumière restera dans les annales de la saga.
Par contre, si Craig crève encore l'écran dans son personnage de James Bond ici vieillissant, j'ai un peu de mal avec son alter-ego maléfique mais son personnage est si bien écrit que ça passe tout seul. Très éloigné des mégalomaniaques en quête de pouvoir absolu que l'on nous sert d'habitude dans la saga, il est peut-être le premier bad-guy à avoir la vengeance comme motivation principale. Il est aussi passionnant à suivre pour être celui que James Bond aurait dû devenir s'il s'était laissé aller suivant ses pulsions. Comme bémols je regrette seulement que les seuls personnages développés soient ceux du trio précisé, mais à part ça, il s'agit d'une brillante relecture du personnage de James Bond, dotée d'une patte artistique indéniable. Les nouvelles entrées au niveau du casting sont néanmoins prometteuses et donnent envie de voir les suivants, même s'il sera très difficile de seulement égaler ce niveau de qualité. Le meilleur James Bond ? Je réponds par l'affirmative !