Taxi Driver, Martin Scorsese (1976)
A partir du script autobiographique de Paul Schrader, Martin Scorsese nous livre avec Taxi Driver sa vision de l'après-Viêtnam, pas au sens de personnelle, mais parce qu'il dépeint ici un milieu qu'il connaît par coeur, les bas-quartiers de New-York, au coeur de l'éclatement de la morale sexuelle avec la prolifération des cinémas pornographiques et des prostituées. Nous suivons un rescapé de cette guerre, qui a choisi d'être chauffeur de taxi de nuit (Robert de Niro) car il est insomniaque. Au lieu d'insister sur le traumatisme en lui-même, l'une des forces du film est d'en suivre les conséquences (rendant ainsi ce destin universel, non uniquement dépendant des forces socioculturelles qui l'ont engendré), essentiellement traduit par une voix-off qui reflète son mal-être intérieur, une mise en scène qui se met à la hauteur de son personnage principal en épousant ses errances nocturnes au sein de ces quartiers mal-famés - à la fois symptômes et support du vide idéologique moral et politique de cette période - et surtout l'interprétation incarnée de Robert de Niro qui s'efface derrière son personnage tourmenté par un passé que l'on suggère seulement, et qui s'emmure progressivement dans une solitude faisant germer des pulsions qui le conduiront jusqu'à la folie.
Malgré une réalisation au diapason, marquée par une maîtrise du travelling, de la photo-réalité, et une modernité épatante, j'ai un peu plus de réserve quant au rythme de l'histoire racontée. Après une introduction qui nous plonge dans la peau du personnage, et nous fait prendre le pouls d'une ville malade qui fait vaguement penser à la même situation que les films d'après-guerre portant sur Tokyo (notamment ceux de Kurosawa), le film prend une direction digne de la Nouvelle Vague en affichant une relation en demi-teinte, jouant avec les différences sociales et culturelles, avec une militante d'un parti politique. Malgré un traitement que j'apprécie moyennement, il faut reconnaître que c'est beaucoup mieux réalisé et interprété que les films de Truffaut (et heureusement). Ce que ce personnage cherche : résoudre d'une part ses contradictions entre ses valeurs de respect de soi et la réalité contaminée par le mal environnant, et d'autre part son besoin de normalité. Cette partie-là prend beaucoup de temps à mon avis, rythmée par une musique lancinante au saxo trop souvent reprise, bien que la langueur qui entoure ces pérégrinations nocturnes soit pertinente pour bien marquer la solitude du personnage principal. Après avoir proposé un porno (!) nous comprenons que ça va pas le faire, mais surtout cette déception amoureuse n'aurait pas la force ni la pertinence qu'elle a sans un bref revirement de situation vers une puissante reprise en main de soi, se traduisant par une révolte unilatérale contre le "système" (et par extension le parti de cette femme), qui ne comprend pas vraiment les marginaux comme lui ou ne fait rien pour changer la donne. Bref j'ai été impressionné par la cohérence du projet visant à souligner ce bouillonnement pulsionnel qui ne parvient pas à trouver de solution dans la réalité, tant sexuellement que politiquement parlant.
L'autre aspect qui fait que ce film est mémorable est bien sûr la relation entre le chauffeur de taxi et la jeune prostituée (Jodie Foster). D'abord à cause de son jeu tout à fait étonnant, à la fois crédible et subtil, d'autant plus pour une fille de son âge. Elle parvient à nous faire douter de sa situation réelle : fait-elle cela par plaisir, parce qu'elle est forcée, ou encore par rébellion ? Puis elle incarne, à l'instar de Léon qui s'en est très certainement inspiré, une forme d'innocence à protéger à tout prix contre la souillure qui guète la ville entière, après l'échec de l'attentat politique de Bickle. S'il ne peut agir en haut de l'échelle, au moins essaie-t-il d'en sauver une à son niveau. En outre, nous avons l'occasion d'apercevoir Harvey Keitel en mac en cheveux longs, un rôle vraiment atypique pour lui, qui loin des clichés, est certes décrit comme un pauvre type, mais nourrit une relation ambiguë avec la jeune fille, en étant à la fois incestueux, tendre, et protecteur.
Pour terminer, la fin est réellement explosive et poisseuse, dont le déchaînement de violence est à la mesure de la colère et de la frustration qu'abrite le chauffeur de taxi contre la gangrène qui mine ces quartiers. Le plan emblématique, le montrant en train se suicider avec une arme imaginaire, est extraordinaire, et synthétise toute l'ambiguïté du personnage, détruisant et détruit tour à tour par ses valeurs et son environnement anxiogène. Enfin le dénouement final frappe par son changement de ton qui, loin d'être un happy end, apparaît plutôt comme une ironie. En effet, devenu logiquement (?) un héros pour les démunis ou ceux qui ne sont pas entendus par la politique en sauvant cette adolescente des griffes de la pègre, nous avons l'impression qu'il rentre dans le rang après avoir fait son "travail", rendant ainsi le propos qui précède apparemment beaucoup moins intense et percutant. Mais en réalité, cette normalisation du comportement révèle aussi autre chose : que son action individuelle n'a eu qu'une portée réduite et que la fracture sociale demeure entière en commençant par lui. L'encensement de ses actes ne reflète ici qu'une société qui proteste contre une politique l'ayant oublié, mais qui ne fera rien pour bouger les choses. De son côté, rien ne dit qu'il est "sauvé" en ayant agit ainsi, comme le montre ce plan final sur le rétroviseur qui suggère en effet un désir qui est loin d'être comblé et éteint. Bref, une fin ouverte bien plus subtile qu'elle en a l'air, et qui comme tout le film, ne se laisse pas apprivoiser immédiatement malgré sa limpidité apparente.
Malgré une réalisation au diapason, marquée par une maîtrise du travelling, de la photo-réalité, et une modernité épatante, j'ai un peu plus de réserve quant au rythme de l'histoire racontée. Après une introduction qui nous plonge dans la peau du personnage, et nous fait prendre le pouls d'une ville malade qui fait vaguement penser à la même situation que les films d'après-guerre portant sur Tokyo (notamment ceux de Kurosawa), le film prend une direction digne de la Nouvelle Vague en affichant une relation en demi-teinte, jouant avec les différences sociales et culturelles, avec une militante d'un parti politique. Malgré un traitement que j'apprécie moyennement, il faut reconnaître que c'est beaucoup mieux réalisé et interprété que les films de Truffaut (et heureusement). Ce que ce personnage cherche : résoudre d'une part ses contradictions entre ses valeurs de respect de soi et la réalité contaminée par le mal environnant, et d'autre part son besoin de normalité. Cette partie-là prend beaucoup de temps à mon avis, rythmée par une musique lancinante au saxo trop souvent reprise, bien que la langueur qui entoure ces pérégrinations nocturnes soit pertinente pour bien marquer la solitude du personnage principal. Après avoir proposé un porno (!) nous comprenons que ça va pas le faire, mais surtout cette déception amoureuse n'aurait pas la force ni la pertinence qu'elle a sans un bref revirement de situation vers une puissante reprise en main de soi, se traduisant par une révolte unilatérale contre le "système" (et par extension le parti de cette femme), qui ne comprend pas vraiment les marginaux comme lui ou ne fait rien pour changer la donne. Bref j'ai été impressionné par la cohérence du projet visant à souligner ce bouillonnement pulsionnel qui ne parvient pas à trouver de solution dans la réalité, tant sexuellement que politiquement parlant.
L'autre aspect qui fait que ce film est mémorable est bien sûr la relation entre le chauffeur de taxi et la jeune prostituée (Jodie Foster). D'abord à cause de son jeu tout à fait étonnant, à la fois crédible et subtil, d'autant plus pour une fille de son âge. Elle parvient à nous faire douter de sa situation réelle : fait-elle cela par plaisir, parce qu'elle est forcée, ou encore par rébellion ? Puis elle incarne, à l'instar de Léon qui s'en est très certainement inspiré, une forme d'innocence à protéger à tout prix contre la souillure qui guète la ville entière, après l'échec de l'attentat politique de Bickle. S'il ne peut agir en haut de l'échelle, au moins essaie-t-il d'en sauver une à son niveau. En outre, nous avons l'occasion d'apercevoir Harvey Keitel en mac en cheveux longs, un rôle vraiment atypique pour lui, qui loin des clichés, est certes décrit comme un pauvre type, mais nourrit une relation ambiguë avec la jeune fille, en étant à la fois incestueux, tendre, et protecteur.
Pour terminer, la fin est réellement explosive et poisseuse, dont le déchaînement de violence est à la mesure de la colère et de la frustration qu'abrite le chauffeur de taxi contre la gangrène qui mine ces quartiers. Le plan emblématique, le montrant en train se suicider avec une arme imaginaire, est extraordinaire, et synthétise toute l'ambiguïté du personnage, détruisant et détruit tour à tour par ses valeurs et son environnement anxiogène. Enfin le dénouement final frappe par son changement de ton qui, loin d'être un happy end, apparaît plutôt comme une ironie. En effet, devenu logiquement (?) un héros pour les démunis ou ceux qui ne sont pas entendus par la politique en sauvant cette adolescente des griffes de la pègre, nous avons l'impression qu'il rentre dans le rang après avoir fait son "travail", rendant ainsi le propos qui précède apparemment beaucoup moins intense et percutant. Mais en réalité, cette normalisation du comportement révèle aussi autre chose : que son action individuelle n'a eu qu'une portée réduite et que la fracture sociale demeure entière en commençant par lui. L'encensement de ses actes ne reflète ici qu'une société qui proteste contre une politique l'ayant oublié, mais qui ne fera rien pour bouger les choses. De son côté, rien ne dit qu'il est "sauvé" en ayant agit ainsi, comme le montre ce plan final sur le rétroviseur qui suggère en effet un désir qui est loin d'être comblé et éteint. Bref, une fin ouverte bien plus subtile qu'elle en a l'air, et qui comme tout le film, ne se laisse pas apprivoiser immédiatement malgré sa limpidité apparente.
Plus qu'un film d'acteurs saisissant parfaitement l'atmosphère nocturne et malsaine de cette modernité post-Viêtnam, un beau réquisitoire morale, politique, et sexuel contre l'incompréhension sociale des marginaux, qui se distingue par un réservoir d'images et de symboles à la fois marquants et à lectures multiples.