Après une carrière presque uniquement tournée vers le film noir et le western dans lesquels il excellait, et quelques incursions discrètes dans le film historique (dont deux rapides participations à
Quo Vadis et
Spartacus), Anthony Mann a enfin la possibilité de réaliser deux grandes fresques épiques,
Le Cid et
La chute de l'Empire romain, deux références du genre, puisque l'un et l'autre influenceront deux films qui redonneront leurs lettres d'or dans les années 2000 à un genre pratiquement éteint, à savoir
Kingdom for Heaven, et surtout
Gladiator. Le traitement est on ne peut plus hollywoodien avec une réalisation assez statique et un jeu d'acteur porté sur l'emphase, mais on y retrouve aussi derrière certains thèmes du réalisateur, comme la problématique des frontières et de la (re)conquête, et encore plus, la fatalité vécue par le héros en quête de surpassement.
Cependant, contrairement à d'autres films du genre et d'une durée équivalente, j'ai eu un peu de mal à rentrer dedans, la faute à une trop grande place accordée aux dilemmes moraux et sentimentaux du personnage principal, parfois au détriment de la dimension épique et du rythme. En effet, après une superbe introduction musicale qui résume par la symphonie ce qui va suivre en images, puis ensuite le portrait vibrant d'un d'homme de paix, d'honneur, et de tolérance (Le Cid, qui influencera donc le chevalier de
Kingdom of Heaven), soif d'une justice plus grande que lui au point de conclure des alliances illicites au nom de l'unité du Royaume contre la volonté du roi lui-même, il faut ensuite se farcir durant toute la première partie ce dilemme amour-honneur assez typique du genre, à travers une sorte de romance chevaleresque maudite par des circonstances peu favorables pour un tel héros. Et je l'avoue ce n'est pas (encore) trop mon truc ce genre de romance à la sauce Hollywood, surtout étendue sur près de 3h00.
Mais il serait dommage d'en rester à ce problème de ressenti personnel, car même si cette romance est essentielle au récit et à la base de la motivation de certains personnages, j'avoue qu'il est difficile d'avoir mieux dans ce genre assez balisé à l'époque, car au moins on a de l'amour contrasté et contrarié à la place de l'habituelle relation pure et idyllique. Et surtout il y est aussi décrit de manière passionnante les luttes intestines et fratricides pour le pouvoir royal, au milieu desquelles se retrouvent Le Cid (et a fortiori sa compagne) qui deviendra malgré lui le sauveur de l'Espagne. Un climat proche des
Rois maudits ou du
Roi Lear, ou encore plus récemment, de la psychologie des romans de Gemmell. Ce n'est pas pour rien que de grands noms du théâtre tels que Corneille s'y soient intéressés, véritable condensé de la société humaine. Ainsi, en fonction des nouvelles situations, les alliés et les ennemis changent de camp, dominés par l'ambition, l'honneur, l'amour, ou par des sentiments plus nobles, avec souvent un duel sanglant à la clé, filmé de manière furieuse comme Mann le faisait dans ses westerns ou films noirs. La finalité du personnage de Rodrigue est de nous apprendre que seul avec ses petites ambitions, un soit-disant roi ne vaut pas mieux qu'un autre homme, et que pour faire un roi, il faut plus que du courage ou de l'humilité, mais une véritable force qu'on tire de soi-même et qui nous amène plus loin que nos petites luttes de pouvoir et notre condition.
C'est là que prend sens tout ce dilemme amour-honneur qui n'est autre que celui du chevalier qui se cherche, et qui finalement trouvera sa résolution dans son propre auto-dépassement, entraînant avant de nombreux drames. Trop parfait pour ce monde, il n'est pas né pour être heureux, nous éloignant du Happy-End de ce genre de production. L'un des gros points fort du récit et peut-être son originalité est donc l'évolution psychologique des personnages, digne d'une tragédie grecque renvoyant directement au style du réalisateur : la promise de Rodrigue devenant l'ennemie de ce dernier après qu'il ait tué son père pour une question d'honneur familial, et qui retrouvera grâce à ses yeux une fois qu'il aura tout perdu (pas pour rien qu'on le présente souvent proche du Christ ou des marginaux) et qu'elle-même aura tout quitté, trouvant enfin leur bonheur hors de tout jeu politique ; Rodrigue traîné dans la boue pour une soi-disante trahison et revenant au-devant de la scène politique contre toute attente, pour ce qu'il incarnera aux yeux du peuple, à savoir les vertus de compassion et de tolérance ; ou encore le nouveau roi monté sur le trône injustement et qui regagnera bien plus tard son honneur aux côtés du Cid. Bref, un script qui se révèle plus riche qu'en apparence, plus proche de la complexité d'une pièce de théâtre que du manichéisme bon roi/mauvais roi ou arabes/chrétiens, que l'on nous sert parfois dans le genre, et avant tout basé sur les relations inter-personnelles prises dans les engrenages du pouvoir, mêlant ainsi l'intime et l'histoire.
La seconde partie est beaucoup plus courte, et couvre principalement l'affrontement final entre Maures et espagnols, avec pour fils directeurs la glorification involontaire de Rodrigue à laquelle s'oppose la volonté tyrannique du roi, et la lente ascension de l'armée ennemie qui ne fait pas de cadeaux aux chrétiens. Ce qu'on y perd en ambiguïté psychologique des personnages qui sont à présent bien définis (avec une nuance tout de même importante : l'amour que voue Chimène au Cid étant en harmonie avec ses valeurs personnelles, elle est alors prête à le suivre dans son retour politique), on le gagne en ampleur des séquences d'action rassemblant un nombre important de figurants. Par contre le contexte politique est plutôt éclipsé, réduit au minimum à l'avantage des valeurs chevaleresques qui sont, elles, au diapason. Le récit parfois elliptique va dans ce sens, conservant l'essentiel. De même, au niveau de la réalisation, si on s'attend à de grandes batailles, on peut facilement être déçu, car les rassemblements militaires paraissent plus impressionnants que les affrontements eux-mêmes, bien que les plans épiques ou les marques de courage et de noblesse ne manquent pas. Encore une fois, c'est avant tout l'aspect intimiste qui donne leur force aux séquences d'action, et ainsi les 1/1 sont souvent plus intenses que les grandes batailles qui sont le plus souvent filmées en plan large ou moyen.
Une fois de plus, Mann nous prouve son sens de composition à travers des cadrages précis et fourmillant de détails via les costumes, les décors aussi bien intérieurs qu'extérieurs, les armes et armures, tous plus vrais que nature, créant ainsi un spectacle de qualité et une immersion totale chez le spectateur. Côté interprétation, c'est aussi du tout bon, on s'intéresse au rôle de chacun avec les différentes valeurs qu'ils incarnent. La palme revient au couple formé par Heston et Loren, vraiment mis en valeur. On retrouve chez l'un un peu de
Ben-Hur dans son rôle de héros de guerre juste et droit, mis en touche pour des raisons politiques. Et l'autre joue une sorte de princesse mélancolique, ancrée dans une relation d'amour-haine avec le chevalier, guidée ainsi par un sens de l'honneur auquel obéit (plus ou moins) toute la cour royale. La B.O. de Miklos Rozsa, le John Williams de l'époque, est aussi magnifique, épousant la dimension épique et le rythme du film (sachant que les thèmes reflètent les grandes tensions qui s'y jouent), même si j'avoue avoir été parfois en overdose de trompettes.