Oeuvre de vieillesse entamée
stricto sensus selon moi depuis
Ran (bien que Kurosawa en soit obsédée par l'idée depuis au moins
Vivre), je m'attendais à un gros truc chiant et pompeux. Finalement c'est pas mal, même si bien sûr on n'atteint pas le niveau de ses meilleurs films, et que les rêves sont très inégaux en qualité. Série de huit séquences oniriques de courte durée apparemment sans fil directeur et histoire, et inspirés à la fois par le folklore japonais et la vie de ce dernier, le sens s'en éclaire petit à petit, surtout lorsqu'on connaît bien la filmographie du réalisateur. L'épure narrative, surtout durant les trois premiers, est maximale au risque de perdre quelques spectateurs au passage. Ce film forme une sorte d'initiation et de métaphore visuelle et donc sensitive de sa perception du monde et de l'homme, qui courent à leur ruine en s'éloignant de la nature matricielle, remplacée par le progrès technique dénué de morale globale. Bref, cela se veut à la fois rétrospectif et prophétique, et m'a fait penser à de nombreuses reprises à l'univers de
Miyazaki. Chacun de ces rêves concentre ainsi des obsessions du réalisateur aperçues auparavant, à savoir : parabole sur le merveilleux et la nature, d'abord interdit à dépasser, puis peu à peu souillés par l'humain qui désire s'accaparer leurs forces par sa volonté sans rentrer en communion (1-3), trauma de la guerre et de la catastrophe naturelle impliquant une culpabilité du mal inhérent à la nature humaine (4,6-7), l'artiste et sa représentation non-réaliste des choses (5), bilan sur la vie et la mort (8).
Au niveau de la qualité esthétique, j'ai beaucoup aimé les deux premiers épisodes qui sont les plus oniriques, composés de spectacles hérités du théâtre japonais. Les chorégraphies sont vraiment belles et hypnotisantes, et contrastent avec les deux séquences suivantes, qui sont pénibles à moins d'apprécier des gens qui marchent pendant dix minutes sans aucune action et beauté formelle (on est quand même dans le rêve, on s'attend à un minimum à ce niveau) dans une tempête ou un tunnel. Ils sont dotés d'un minimalisme atteignant un sommet d'intensité primitive, ayant pour unique intérêt de nous faire vivre, contrairement aux deux premiers rêves, un véritable cauchemar qui semble durer une éternité avec un personnage principal complètement isolé. L'intervention finale d'esprits révèle la pensée du cinéaste (on pense notamment pour le rêve n°4 au policier
Chien enragé, rempli de culpabilité à l'idée d'être la cause d'un mal dont il est l'indirect responsable, et que le protagoniste peut ici apaiser). D'autre part, le rêve avec Scorcese en tant qu'acteur (plutôt mauvais, et je n'ai pas compris pourquoi le japonais auquel il s'adresse parle en français alors que lui-même parle en anglais) dans la peau de Van-Gogh forme une sorte de parenthèse-mise en abîme, si on sait que Kurosawa aimait mettre en image ses idées, et avait un sens tout particulier des couleurs, justement pictural, pour évoquer le bouillonnement des sentiments humains. Bien que j'ai bien aimé l'idée de se balader sur ses toiles tandis que le personnage arpente les paysages, j'ai trouvé l'exercice un peu vain et redondant, avant tout illustratif.
Puis c'est reparti pour deux rêves-calvaires portant sur la catastrophe nucléaire qui proposent néanmoins un peu plus de choses dans la forme. Ainsi, dans la continuité de
L'ange ivre, on retrouve par exemple la mare, symbole ici de la décrépitude morale, et la réalisation de la vision apocalyptique du vieillard dans
Vivre dans la peur. Mais comme les épisodes précédents, ça aurait mérité d'être raccourci, à moins d'apprécier la redondance. Heureusement, le film se termine à mon sens sur une excellente note avec l'exposition de la sagesse vue par Kurosawa, probablement mon rêve préféré, qui a aussi le mérite de mettre en perspective tout ce qui a précédé. Contrairement aux autres rêves, l'esthétique est épurée de tout artifice, et on retrouve un naturalisme qui colle au thème traité ici. En effet, le vieil homme expose une vie calme mais bien remplie, en totale harmonie avec la nature (à savoir une parfaite connaissance des besoins personnels et de l'économie des ressources, sans puiser inutilement dans la nature ou nourrir des besoins inutiles : du
Dersou Ouzala tout craché) et la mort, célébrée comme une fête tout comme la vie, faisant tous deux partis d'un cycle. Une impression de quiétude m'a envahi durant cette scène comme si le cinéaste avait tout compris.
Pour terminer, le casting n'a rien de marquant sans être mauvais, et il ne faut pas trop compter là-dessus pour apprécier ce film expérimental qui se base avant tout selon moi sur l'affinité que l'on partage avec le cinéaste tant ça ressemble à une méta-oeuvre bourrée de références. Par exemple, on reconnaît pas mal d'archétypes de ses personnages, comme l'initié (l'enfant), les idiots (les montagnards, l'homme du nucléaire), le voyageur (l'homme qui visite Van Gogh), ou le sage (le vieillard). Par contre les dialogues sont brillants d'intelligence, et on atteint un sommet avec le dernier face-à-face avec le vieil homme, bien sûr alter-ego de la sagesse "finale" de Kurosawa. En somme une oeuvre légèrement hermétique qui risque d'en rebuter certains (je pense notamment aux réfractaires de
Ran), particulièrement à cause d'un rythme de croisière très lent parfois un peu chiant en son milieu.