De tous les westerns de Mann que j'ai vu jusqu'à présent, il est celui qui m'a le moins convaincu à cause de son syndrome "deux histoires en une". Si j'ai bien aimé le bras de fer entre le personnage principal et les deux profiteurs du coin, le shérif et la patronne du bar, je ne peux pas en dire autant du triangle amoureux. Si la trame principale apparaît classique dans son fond (convoi + concession d'or), sa richesse revient avant tout à l'ambivalence morale de son personnage principal, préfigurant les personnages torturés/anti-héros des westerns '70-80 avec Eastwood.
Apparemment homme de principes (je pense notamment à l'épisode hors-champ de l'élimination de ses coéquipiers pour avoir volé ses vaches), ce cow-boy agit en fait avant tout pour ses propres fesses, hors de la communauté humaine, enchaînant les occasions pour se faire de l'argent. Il a du mal à faire confiance aux autres, à s'intégrer et à s'établir. C'est ce que le titre original exprime, "toujours plus loin" dans le pays. Et même arrivé à l'endroit le plus éloigné dont il est capable, en Alaska, lorsqu'on l'embête un peu trop et que ses intérêts immédiats ne sont pas menacés (essentiellement ses possessions personnelles), il est prêt à repartir même si les autres, amis ou connaissances y compris, ont des ennuis. Sa transformation morale est l'un des enjeux du film, mais arrive seulement par à-coups, se réalisant enfin dans un duel final monté selon une certaine tension, et précédé par un son de petite cloche qui a toute son importance (rappelant entre-autre son rêve d'avoir un ranch).
Face à lui se trouve d'abord le shérif du coin, qui n'est pas entièrement mauvais, mais profite avant tout de la situation, finalement un peu comme Stewart sauf que la loi est avec lui : à la fois juge et bourreau, et bon utilisateur de la gâchette, il prend simplement ce qui lui plaît lorsque la situation le permet ou en facilite l'acquisition. Avec le cow-boy, c'est le personnage le plus intéressant, et titille la conscience morale de ce dernier dans un jeu de défis assez jubilatoire, comme par exemple la petite scène de jugement improvisé par le shérif dans un bar, la pipe au bec et le verre à la main, rendant son double verdict tour à tour clément et fourbe. Vient se rajouter la patronne de bar qui par le charme et l'alcool, retire toute richesse des hommes qui passent par son territoire (sa ville est un passage obligé dans ce coin perdu). Sa force de volonté est tout ce qui plaît au cow-boy, lui reflétant sa propre perception de la vie, des vautours de "la bonne occasion" au détriment des relations humaines. Par contre la française avec qui elle constitue un triangle amoureux, miroir quasi obligé pour l'époque de "bonne volonté" (espérance, bonté, bravoure, débrouillardise, confiance mutuelle), est sérieusement énervante et vient parfois gâcher quelques scènes.
Le cadre de l'action est aussi intéressant. Cette région reculée, terrain de prédilection à la fois pour les chercheurs d'or et pour les voleurs, est en pleine expansion humaine mais manque en même temps d'institution et d'ordre. Peu d'alternative pour les plus faibles, devant choisir entre deux amateurs de la gâchette qui sont chacun à leur manière des chantres de l'individualisme. Mais tandis que le cow-boy reste résolument dans son coin et ne demande pas son reste, le shérif se mêle à tous les problèmes lorsqu'il peut y trouver son compte. A travers ces personnages et les tensions qui les habitent en un tel endroit, Mann donne ici sa lecture de l'Ouest avec ses thèmes de prédilection : les frontières pas encore établies, le problème de la communauté humaine et de la propriété, les principes moraux acquis dans la violence et la douleur.
Du côté de la forme, le master de mon DVD est d'un autre temps (Universal Z1), ce qui est dommage au vu des décors canadiens traversés que l'on devine de toute beauté. Je verrai peut-être légèrement le film à la hausse avec une copie rafraîchie. Mais je préfère personnellement les travaux effectués sur les westerns en N & B qui sont dotés de superbes contrastes. A part l'atmosphère du climax crépusculaire, je ne trouve pas la forme particulièrement bluffante (d'habitude les extérieurs sont animés par une certaine tension, mais ici ils sont une simple toile de fond) hormis le cadrage toujours impeccable. Pour terminer, le casting est très bon, les deux alter-ego masculins en tête (tous les deux de beaux salauds dans leur genre), mis à part le personnage féminin déjà mentionné tout droit sorti de
La petite maison de la prairie, dont le caractère énervant est amplifié par le fait qu'il est interprété par une actrice de 30 ans qui doit en paraître 16, ce qui n'est bien sûr pas du tout crédible. Heureusement, comme indiqué précédemment, les ruptures de ton sont fréquentes, et donc la trame classique/bon enfant d'ensemble est souvent contrastée par un point de vue plus violent, et ce malgré un happy-end coïncidant avec la rédemption du personnage principal qui apparaît bien amère après tous les sacrifices occasionnés.