Holy Motors
Un film de Leos Carax
8.5/10
Douze années après Pola X, son dernier long métrage, Leos Carax filme les entrailles de son art dans ce film à l'apparence folle. Holy Motors. Un film, deux mots, deux mondes.
D’abord, celui du cinéma, de l’Hollywood bancal qui, fatigué, accusé par le poids de l’âge, vient de perdre son premier, ou peut-être son second, "L" : Holy. Les hommes vieillissent, meurent. Le cinéma aussi.
Holy Motors, c’est aussi, et surtout, le monde de Leos Carax, homme maudit, artiste incompris, écrasé par la logique, implacable, de la performance. En 1991 sortait Les amants du pont-neuf, sublime fresque sentimentale portée par Juliette Binoche et Denis Lavant, double du cinéaste. Dans les commentaires de la bande-annonce postée sur YouTube, un internaute anonyme écrit : « This is the film that made me want to go to Paris. I finally did in 2000. On my last day in the city, I woke up early to watch the sun rise. I walked over Pont-Neuf bridge, a croissant in one hand and a cappucino in the other. » La magie du cinéma, décrite en trois phrases, capable de tout. Las, à sa sortie en 1991, le film ne reçoit pas le succès mérité alors que la critique, elle, est élogieuse. Pis, il représente un gouffre financier que l’industrie ne pardonnera jamais. Blessé, rejeté, Carax mettra huit ans à se relever pour sortir, en 1999, Pola X, une adaptation libre du roman de Herman Melville, Pierre ou les Ambiguïtés. Une fois de plus, le film est un échec, commercial mais aussi critique. Seconde traversée du désert qui, cette fois, durera douze ans. Une éternité. Carax n’en peut plus. Il veut tourner. Encore. Et toujours.
Arrive alors Holy Motors, enragé, bâti sur cette mouvance que représente le cinéma. Le film est une ellipse immense, il commence et se termine par le confinement d’hommes, de femmes et de machines. On y découvre Oscar, personnage aux formes multiples, autant banquier que clochard, autant vieillard qu’assassin. Assis dans une limousine, allant de mission en mission, l’homme se maquille et se transforme dans cette loge mobile et sinistre. De quoi parle donc Holy Motors ? Surement de lui même, de sa nature première, du cinéma. Oscar doit être acteur. On ne sait pas et là n’est pas l’importance car le film ne s'explique pas: il se regarde et offre, à chacun, une interprétation. Dans une des scènes, à la plasticité sublime, Oscar tourne une séquence en motion capture, dans une salle où seuls ses capteurs le font exister : il virevolte, frappe des ennemis invisibles, tire sur des cibles imaginaires. L’Acteur est mort, croqué par la surpuissance du numérique, fade et indifférent. Arrive alors une femme, puis la séduction, puis la scène sexuelle, réduite, elle aussi, à l’imitation.
Le film brasse la crasse, la beauté, l’amour, la haine, la tristesse. Il passe par tous les états possibles, porté par un Denis Lavant exceptionnel qui offre ici l’une des belles performances de l’année – la séquence de l’homme qui meurt, extraordinaire. Carax en profite pour cracher dans la gueule de son industrie – dans la notre, finalement : le cinéma se meurt, les spectateurs ne veulent plus voir la beauté du monde, les machines sont saintes et donc immortelles, contrairement à l’homme. Oscar est formel : au début, les caméras faisaient notre taille, puis elles se sont faites plus petites pour finalement devenir, aujourd’hui, invisibles.
Leos Carax n’hésite pas à jouer sur nos codes, nos peurs, avouées ou non, pour construire son récit. Oscar ne vit que par son image, puisqu’elle constitue son unique identité. D’ailleurs, l’homme, réactionnaire, n’hésitera pas à enfiler une burqua à Eva Mendès puis, se mettra, lui, à poil, laissant apparaître son érection devant l’absence de chair que représente le voile intégral. L’image, encore et toujours, l’identité, aussi, définitivement au cœur du film et, finalement, de Carax lui-même puisque c’est l’image, son image, qui l’a détruit, qui a gâché, à jamais, une grande partie de sa carrière.
La difficulté était alors de terminer ce film au déroulement linéaire, fait de peu de détours. Faire parler des machines sur la question existentielle de la mort sans sombrer dans l’absurde relevait de l’exploit. Mais Holy Motors, sans être un chef-d’œuvre, est un exploit. Exploit de la forme, exploit du fond – faire parler le cinéma sur le cinéma, idée merveilleuse de la transgression.