La Porte du diable (Devil's Doorway), Anthony Mann, 1950
Anthony Mann, les amateurs de western le savent, a été l'un des plus importants cinéastes du genre, livrant quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre (parmi lesquels
Winchester 73,
L'Homme de la Plaine et le déjà crépusculaire
L'Homme de l'Ouest). Avec
La Porte du Diable, Mann, qui s'était jusqu'alors distingué dans le film noir, aborde pour la première fois ce genre, et pour un coup d'essai c'est déjà un coup de maître.
La Porte du Diable est un western âpre, sombre et désenchanté, dans lequel Mann transpose dans le cadre du Far-West ce qu'il avait établi dans ses films noirs, que ce soit pour la tonalité du film ou l'aspect visuel.
Un des aspects les plus intéressants du film est son parti-pris résolument pro-indien. Ce n'est sans doute pas un hasard si le film voit le jour la même année que l'autre pionnier pro-indien,
La Flèche Brisée de Delmer Daves, et il semblerait que l'époque était à une réhabilitation des Native Americans, qui jusque là étaient souvent réduits dans les westerns aux rôles de sauvages sanguinaires, même s'il faudra encore attendre la fin des années '60, début des années '70 pour voir apparaitre des œuvres nettement plus critiques. Dans le film de Mann, ce qui frappe avant tout, c'est l'absence de manichéisme, aucun camp n'est véritablement présenté comme le mauvais, chacun agit pour défendre ses intérêts. Ainsi, les éleveurs blancs ne sont pas présentés comme des colons opportunistes désireux de voler leurs terres aux Indiens, mais comme de simples paysans qui veulent juste trouver un petit lopin de terre pour que leurs bêtes puissent survivre, et qui souhaitent par-dessus tout éviter la violence (notamment en proposant de louer les terres). Le personnage du shérif témoigne également de ce souci de présenter des personnages nuancés et ambigus : c'est un homme qui éprouve de la sympathie pour l'indien campé par Robert Taylor, mais qui est obligé de mettre ses sentiments et ses convictions de côté pour faire son devoir et appliquer la loi. Évidemment, il fallait bien un pur "méchant" pour dynamiter la situation, qui prend ici la place d'un avocat ouvertement raciste, qui manipule les éleveurs afin de faire dégénérer les relations avec les Indiens et provoquer le conflit direct. C'est un personnage plus unilatéral, mais qui est détestable à souhait par son côté manipulateur et est interprété brillamment par Louis Calhern.
Évidemment, le héros étant un Indien, le film privilégie le point de vue des Indiens (d'où sa dimension pro-Indienne), et c'est à une véritable charge à l'encontre de l’État que se livre Mann, dénonçant les injustices dont étaient (et sont toujours dans une certaine mesure, en tout cas en 1950) victimes les populations indiennes, à qui on ne reconnaissait aucune existence juridique, et donc le droit de posséder des terres. C'est d'ailleurs tout le sujet du film, cette lutte d'un homme profondément attaché aux terres des ses ancêtres pour pouvoir les conserver, en dépit d'une législation qui ne lui accorde pas ce droit. On ressent évidemment de l'empathie pour ce personnage qui, comble de l'ironie, s'est battu pendant la Guerre de Sécession pour un pays qui ne lui reconnait même pas le droit d'être un citoyen ordinaire. Le personnage de Poole est remarquablement écrit, c'est un homme trahi par un État injuste, et qui pourtant tentera jusqu'au bout d'éviter l'escalade de la violence, avec l'aide de son avocate qui éprouvera des sentiments pour lui (mais, contrairement à d'autres westerns de l'époque, celui-ci aura le bon goût de laisser cette romance au second-plan). Robert Taylor est plutôt bon par la sobriété qu'il apporte à ce rôle, même si évidemment on ne croit pas un instant à ce qu'il soit Indien (mais c'était encore trop tôt pour voir des Indiens en tête d'affiche,
La Flèche Brisée ne fera pas mieux avec Jeff Chandler dans le rôle de Cochise...). L'actrice Paula Raymond (qui ne connaitra qu'une carrière éphémère) est correcte dans le rôle de l'avocate prête à tout pour empêcher le conflit et résoudre le contentieux par des moyens légaux, et je ne sais pas si c'est moi mais je lui ai trouvé un petit air de Gene Tierney. O_O
Visuellement,
La Porte du Diable est assez exceptionnel en ce sens qu'il est encore profondément marqué par l'influence des films noirs. Le film a d'ailleurs pour chef-opérateur John Alton, qui avait photographié les films antérieurs de Mann et dont le travail était particulièrement marqué par l'expressionnisme allemand. Cela se retrouve nettement dans
La Porte du Diable, avec un noir et blanc très contrasté, un soin particulier accordé aux jeux de lumières (voir les deux captures ci-dessus), et des choix de cadrages qui confèrent au film une esthétique expressionniste, surtout pour les scènes en intérieur (la scène de la lutte dans le saloon, avec la foudre qui éclaire furtivement les visages filmés en gros plans des spectateurs, illustre bien ce parti-pris visuel). Parallèlement, le film propose aussi de superbes plans des paysages plus typique d'une certaine tradition du western, où il s'agit de magnifier les décors et en faire un personnage à part entière (et en l'occurrence, il est d'une grande importance dans ce film puisqu'il est l'enjeu des convoitises de tous les protagonistes). La mise en scène de Mann est absolument remarquable, et montre à quel point il était déjà à l'aide dans le genre. On retrouve déjà la noirceur propre à ses westerns, et la violence de la lutte dans le saloon préfigure celle de
L'Homme de l'Ouest (à la différence qu'ici, on empêche Taylor d'étrangler pour de bon son adversaire). Enfin, le film fait preuve d'un remarquable sens du rythme, faisant monter graduellement la tension jusqu'à l'explosion finale des 20 dernières minutes.
Bref, il s'agit d'une totale réussite. J'ai pris une véritable claque avec ce film, je ne m'attendais pas à le trouver si bon vu qu'il ne s'agissait que du premier western de Mann. Mais j'ai vraiment adoré ce film qui se hisse directement dans mes trois westerns préférés du cinéaste, juste derrière
L'Homme de l'Ouest et
L'Homme de la Plaine. Un film que les amateurs de westerns doivent voir absolument, et merci à Wild Side pour avoir proposé une aussi belle édition du film (voilà un film qui n'a pas volé sa place dans la collection "Classics Confidential"!).
8.5/10