Après
Le Narcisse noir, une magnifique illustration de la tension féminine, entre vivre selon la perfection et les exigences de la vie, dans le cadre cloisonné d'un monastère chrétien perdu en terre hindoue,
Les chaussons rouges approfondissent ces thèmes-ci dans un cadre nouveau, celui de la danse classique. Pas de doute concernant le lien intime unissant ces deux films, l'un des protagonistes proclamant que
la danse est une religion. Quant à leur style, Powell et Pressburger continuent dans la même lancée, avec une utilisation de la couleur des plus intéressantes qu'il soit, et une étude de caractères très fine (comparable à celle d'un film de Mankiewicz, c'est pour dire le niveau) qui faisait peut-être un peu défaut au
Narcisse noir, avec des personnages qui faisaient avant tout face à cet environnement tout à la fois exotique et aliénant, et à l'autorité inflexible de l'ordre religieux.
En jetant un oeil au script, impossible de ne pas songer au récent
Black Swan, qui s'en est probablement inspiré dans le fond : une danseuse novice mais douée, poussée à la perfection par un directeur tyrannique de troupe de théâtre. Mais les ressemblances s'arrêtent là tant la forme diffère entre ces deux films. Pourtant ma préférence revient aux
Chaussons rouges dans son traitement, qui fait l'économie d'une approche fantastique pour figurer la folie grandissante de l'entreprise de la danseuse. Car le problème avec le film de Darren Aronofsky, c'est que ce mélange des genres était parfois un cache-misère empêchant de développer proprement le caractère de chaque personnage, ainsi que le monde de la danse, restitué de manière un peu trop caricaturale, au contraire de son aîné, qui a en plus le luxe de contenir des chorégraphies bien plus belles et soignées.
Ce qui m'a d'emblée frappé dans
Les chaussons rouges, c'est la qualité de sa narration et de sa mise en scène. Nous pénétrons d'emblée dans le monde de la danse sans jamais plus le quitter, d'abord par l'entremise du public qui assiste à un ballet. L'apparence parfaite de ce milieu via les yeux du public, aussi hystérique que les futurs groupies de groupes de Rock, se heurte aux "dessous" des coulisses qui offrent un aspect d'abord peu reluisant (usurpation, snobisme ...). Puis durant toute la première partie du film, nous découvrons ce monde fermé, exclusif, entièrement au service de leur art, voguant d'un lieu luxueux à l'autre sans se mélanger avec le monde profane. Un portrait très complet de la discipline nous attend ici, avec ses différentes composantes telles que les répétions ou les maquillages, qui décrivent l'extrême minutie des artistes. Mais la dynamique du film repose avant tout sur une relation triangulaire, aussi tragique que des protagonistes de pièce de théâtre, mettant face à face le directeur de théâtre et deux jeunes artistes doués, un compositeur et une danseuse. Le personnage le plus développé et le plus intéressant à mon avis est le directeur. Distingué, esthète, exigeant, jaloux, asocial et amoral, des qualités qui le rendent à la fois magnifique et sombre, attirant et repoussant, dépendant qu'on appartienne ou non à sa religion du goût. Bref, un perfectionniste qui n'accepte aucun compromis, dont l'infini amour qu'il voue à son art révèle chez lui simultanément une incapacité à développer ses sentiments, et par extension une extrême cruauté envers ceux qui ne sont pas animés par le même idéal que lui. En face de lui, ses deux "protégés" sont candides et ambitieux, et on exige d'eux qu'ils s'appliquent entièrement à leur activité, corps et âme, en sacrifiant tout ce qui pourrait interférer avec elle. Mais les exigences de la vie, des sentiments, et de l'amour, se mettront en travers de ce trio.
Le clou du film est bien sûr l'adaptation de la nouvelle éponyme du conteur Andersen, qui portent sur une jeune fille découvrant des chaussures douées de la capacité de la faire danser encore et encore, sans jamais pouvoir s'arrêter. La préparation témoigne de la perfection à atteindre pour rendre compte du rythme frénétique de la danse. L'air de musique est en effet omniprésent, joué y compris durant les pauses afin que la danseuse s'y imprègne totalement. Puis vient la très longue scène de ballet d'environ 15 minutes. Une merveille du genre, qui déploie toute la force visuelle des deux réalisateurs à travers des décors fantasmagoriques, qui rendent compte simultanément de la mise en scène de la pièce qui fait d'ailleurs intervenir de vrais danseurs, et de l'état émotionnel de la danseuse-étoile qui semble réellement animée par ses chaussures rouges. Les deux niveaux s'entremêlent, le réel et l'imaginaire, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer l'un de l'autre. Un véritable spectacle des sens faisant appel à tous les artifices de l'époque, qui ainsi nous initie au monde de la danse sous tous les angles, de l'intérieur et de l'extérieur. C'est comme si toute la puissance visuelle du
Narcisse noir s'y retrouvait enclos durant ces séquences chatoyantes, à l'image de cette montée initiatique des marches de la danseuse (qui a précédé sa nomination au rôle) vers l'antre du directeur, isolé et grandiose, mais où les sentiments doivent paradoxalement être en berne, entièrement soumis au règne de l'art.
La seconde partie du film ne sera qu'une lente destruction des liens de cette relation triangulaire, mue par la même passion de l'art, mais altérée par les sentiments individuels. Le dénouement est particulièrement tragique et ambigu, questionnant le succès de la danseuse. En effet, quelle passion était sa véritable inspiration pour danser, l'amour ou bien l'art ? Ce film atteint selon moi des sommets dans le genre, sur les délires de la perfection et de la beauté de l'art, que je mets au même niveau que
Amadeus. Un grand film autant sur le fond que sur la forme.