Incendies est certainement le film québécois le plus beau, le plus ambitieux, et le plus poignant que j'ai vu jusqu'à présent. Une plongée dans le drame humain avec l'Histoire en arrière-plan. Une ambiance mortelle et étouffante pèse sur le spectateur, jusqu'à la respiration finale où tout paraît possible.
Les premières images, vraiment intenses, sont à la mesure du film entier, à la fois mise en bouche des choses qui nous attendent, indice allusif, et présentation du décalage culturel (images 2-3). Vient ensuite une histoire à enquêtes captivante qui ouvrira les veines du passé (image 1). Impeccablement racontée et mise en scène, elle fait croiser (à la manière de
Rashomon, ou plus récemment et dans le même genre, les films de Alejandro González Iñárritu) le point de vue de Jeanne (images 4-5) qui part enfin à la découverte du passé trouble de sa mère, cause des problèmes familiaux que l'on ressent (raison pour laquelle le frère jumeau fait un blocage total : autre attitude possible en fonction de la situation présente), et le point de vue de cette dernière, dans une sorte de jeu de pistes à travers toute une région tourmentée du Moyen-Orient, balayée récemment par la guerre civile. Quelques clés sur la difficulté d'une telle entreprise nous sont données par l'entremise d'un dialogue sur la mathématique pure : des problèmes insolubles qui mènent à des réponses insolubles, dans une suite sans fin. Ce qu'elle y découvre est une terrible vision de la condition féminine au Moyen-Orient, qui vient rejoindre celle des horreurs de la guerre sur un fond de conflit entre musulmans et chrétiens. Dans un tel environnement, les histoires individuelles se croisent jusqu'à la contradiction et l'absurde, provoquant ce que le titre et les inter-titres détiennent en germe, à savoir un cycle impitoyable et vicieux de la violence (seul petit bémol : la mécanique est un peu trop huilée pour servir cette thèse, contenant ainsi quelques invraisemblances, ce qui s'explique en partie par sa congruence avec la fable initiatique, comme en témoigne parfaitement l'importance des lettres de la mère, allumette des incendies qui seront ainsi provoqués). Donc trois films en un : une enquête sur l'identité menée par la fille (sur sa mère, et via cette dernière, sur elle-même), une vision sur la femme au Moyen-Orient vécue par la mère, toutes les deux chemins de croix, résultant enfin sur un terrible pamphlet contre la guerre de inter-religieux/ethnique. Le traitement du sujet est équilibré, et évite certains écueils du genre : le pathos pur et dur (bien que j'ai failli verser une larme ou deux) et l'opposition facile et manichéenne puisque la contradiction est le fil directeur de ces personnages, changés malgré eux en fonction des situations extrêmes auxquelles ils font face.
Encore une fois, cette histoire adaptée du théâtre est vraiment bien écrite, à twists parfois un peu gros mais justifiés par la dernière scène absolument magnifique à la fois grave, poétique, et remplie de sens. La fin recolle enfin tous les morceaux de ce puzzle difficile entre archives et rencontres décisives, ces chemins de vie qui ont été forcés par la guerre, jusqu'à la réconciliation finale et au pardon qui parvient, malgré tous les facteurs négatifs en jeu, à être plausible et libérateur. Le genre de dénouement qui remet tout en perspective. Car c'est en s'appropriant son passé dans toute sa vérité, bien que douloureuse, que l'on peut se construire avec des bases saines, ce qu'a bien compris la mère, complètement détruite par son passé, mais qui parvient en un dernier acte fort, à sauver des vies liées à la sienne. Paradoxalement, le contexte historique est à peine souligné (les inter-titres portant les noms des protagonistes remplacent ici les dates), plus suggéré qu'explicite, et c'est qui ce fait tout la force du récit selon moi, car ainsi le parcours intimiste des personnages prend le pas sur la réalité objective des conflits, nous rendant proches d'eux et de leurs implications morales.
Incendies nous propose une réalisation qui se met au service de son sujet. En premier lieu avec ces environnements qui, comme les choix de chacun, sont gagnés par les contrastes, étouffés ou plongés dans l'ombre alors que le soleil règne dans cette région dominée par les grands espaces, ou pris dans un jeu d'alternance chaud/froid avec le Canada. Ensuite, le choix de la musique pop est judicieux et audacieux, faisant cohabiter sur un même plan deux cultures qui tranchent par leurs différences, et apportant beaucoup d'émotion aux scènes concernées. Enfin, la caméra suit au plus près les personnages, jusqu'à cadrer certains parties de leurs corps. Une technique servant à voiler le secret planant au dessus du récit, ou à jouer avec le regard des personnages en champ et contre-champ, tantôt pour souligner ces regards marqués ou assoiffés de savoir la vérité, tantôt pour adopter leur point de vue nous faisant participer directement à leur expérience. Le hors-champ est aussi utilisé durant certaines scènes de violence : la représentation étant en effet bien souvent plus difficile à supporter que la réalité elle-même.
Les acteurs jouent tous de manière juste, particulièrement ces deux femmes, la fille et la mère, qui offrent deux beaux portraits de leur condition. Le frère et la soeur, les deux jumeaux, sont comme deux personnages antagonistes, deux postures face à une vérité difficile à accepter, provoquant ou bien le rejet, ou au contraire le désir de savoir au péril de son équilibre mental. Même les notaires, un peu trop honnêtes pour être vrais, ont une grande importance morale dans ce climat de conflit inter-religieux, dernier pilier solide et sacré sur lesquels peuvent s'appuyer ceux qui ont été délaissés par tout le monde (comme la mère). Les personnages du Moyen-Orient que rencontre la fille paraissent apaisés et bienveillant, jusqu'à ce que le passé soit remué, et les conflits rappelés, nous faisant toucher du doigt la barrière souvent moribonde des traditions, ou de la honte.