- Depuis plusieurs jours, Gérande, dit le jeune ouvrier, il se passe un fait absolument incompréhensible. Toutes les montres que votre père a faites et vendues depuis quelques années s'arrêtent subitement. On lui en a rapporté un grand nombre. Il les a démontées avec soin ; les ressorts étaient en bon état et les rouages parfaitement établis. Il les a remontées avec plus de soin encore ; mais, en dépit de son habilité, elles n'ont plus marché.
Il y a du diable là-dessous! S'écria Scholastique,
Que veux-tu dire?demanda Gérande. Ce fait me semble naturel.Tout est borné sur Terre , et l’infini ne peut sortir de la main des hommes.
Jules Verne , Maître Zacharius.
Depuis le jour où Platon, quatre cents ans avant l’ère chrétienne, inventa l’horloge nocturne, sorte de clepsydre qui indiquait les heures de la nuit par le son et le jeu d’une flûte, la science resta presque stationnaire ; les maîtres travaillèrent plutôt l’art que la mécanique ; ce fut l’époque des belles horloges en fer, en cuivre, en bois, en argent même, finement sculptées et fouillées, comme une aiguière de Cellini. On avait un chef-d’œuvre de ciselure, qui mesurait le temps d’une façon fort imparfaite, mais on avait un chef-d’œuvre. Quand l’imagination de l’artiste ne se tourna pas du côté de la perfection plastique, elle s’ingénia à créer de ces horloges à personnages mouvants, à sonneries chantantes, qui eurent toute une mise en scène réglée d’une façon fort divertissante. Au surplus, qui s’inquiétait, à cette bonne époque, de régulariser la marche du temps ? Les délais de droit n’étaient pas strictement inventés ; les sciences physiques et astronomiques n’établissaient pas leurs calculs sur des mesures scrupuleusement exactes ; il n’y avait ni bourses fermant à heure fixe, ni convois partant à la seconde ; le soir, on sonnait le couvre-feu, et la nuit, on criait les heures au milieu du silence. Certes, on vivait moins de temps, si l’existence se mesure à la quantité des affaires, mais on vivait mieux. L’esprit s’enrichissait de ces nobles sentiments nés de la contemplation des chefs-d’œuvre, et l’art ne se faisait pas à la course ; on bâtissait une église en deux siècles ; un peintre ne faisait que deux tableaux en sa vie ; un poète ne composait qu’une oeuvre éminente, mais c’étaient autant de chefs-d’œuvre que les siècles se chargeaient d’apprécier.
Jules Verne , Maître Zacharius.
Ne comprends-tu donc pas qu’il y a deux forces distinctes en nous : celle de l’âme et celle du corps, c’est-à-dire un mouvement et un régulateur ? L’âme est le principe de la vie : donc c’est le mouvement ; qu’il soit produit par un poids, par un ressort ou par une influence céleste, il n’en est pas moins au cœur. Mais, sans le corps, ce mouvement serait inégal, irrégulier, impossible, moins que cela : aussi le corps vient-il régler l’âme ; comme le balancier, il est soumis à des oscillations régulières ; et ceci est tellement vrai, que l’on se porte mal lorsque le boire, le manger, le sommeil, en un mot les fonctions du corps ne sont pas réglées. Comme dans mes montres, l’âme rend au corps la force perdue par ses oscillations. Qu’est donc cette union intime du corps et de l’âme, sinon un échappement merveilleux, par lequel les rouages de l’un viennent s’engrener dans les rouages de l’autre ? Eh bien, voilà ce que j’ai deviné, trouvé, appliqué, et il n’y a plus de secrets pour moi dans cette vie qui n’est, après tout, qu’une ingénieuse mécanique ! »
Jules Verne , Maître Zacharius.