Mel Gibson confirme avec
Apocalypto sa capacité à nous immerger dans une culture non seulement du passé, mais différente de la nôtre, tout en réussissant à la transposer de manière très moderne, et en offrant une lecture de la nature humaine tout à fait actuelle sans qu'elle nous fasse sortir du film. Et j'y retrouve même pour la première fois une grammaire cinématographique chez lui, sorte de synthèse de
Braveheart pour certaines séquences d'action et de
La passion pour le chemin initiatique (le choix d'une nouvelle vie, et le chemin de croix imposé par les mayas sacrificiels, sont une allusion plus ou moins indirecte au christianisme, très bien intégrés au récit finalement alors que la première fois que je l'avais vu je ne voyais que ça) et pour les voies historiques employées (restitution d'une langue morte, acteurs totalement inconnus et brillants d'authenticité, chute d'une civilisation choisie comme cadre dramatique). Le point commun entre tous ces films est cette violence hors du commun, qui m'a parue mieux dosée et beaucoup moins gratuite à la seconde vision. Elle fait tout simplement partie de la vie de ces peuples, ce qui est d'ailleurs la voie d'entrée choisie par le réalisateur : l'introduction nous annonce en effet qu'une civilisation trouve sa fin avant tout en elle-même, dans ses tensions propres (l'arrivée des occidentaux n'aurait fait qu'en accélérer le processus).
Le genre emprunté par Gibson est par contre complètement nouveau pour ce dernier, mixte du cinéma d'aventure et du survival (un mélange qui a une résonance particulière puisque derrière la survie d'une ethnie prise en défaut par une autre, nous assistons à la destruction de tout un peuple), parfaitement équilibré entre ses parties, ce qui est un autre de ses points forts. Car ce n'était pas évident de rendre tout ça rythmé. Il y a d'abord la partie la plus calme, celle du village où on découvre leurs jeux et blagues (beaucoup tournés autour du sexe), leurs préoccupations (être fort et courageux, ne pas avoir peur), et leurs contes (introduisant l'une des raisons essentielles qui justifie ce massacre, à savoir l'insatiabilité de la nature humaine). Ainsi, non seulement on apprend à connaître les personnages, à s'attacher à eux, mais aussi à connaître leur culture. La séquence de la rafle en sera d'autant plus intense (pas du tout édulcorée, avec viols, abandons d'enfants, meurtres sans concession, comme si c'était des sous-hommes). Ensuite, il y a la "randonnée" forcée à travers la forêt, déjà survival en quelque sorte, qui parvient à être très bien rythmée alors que ce n'était pas donné d'avance (visiblement, l'expérience sur
La passion a contribué à cette dynamique, avec certains plans qui se ressemblent entre ces deux films), avec une relation triangulaire très classique qui fonctionne très bien ici (car le film est avant tout basé sur le rapport physique comme en témoigne la première scène, celle de chasse, avec le partage des organes vitaux en fonction de la force de chacun) entre le chef qui veut se faire respecter, le subalterne qui ne cherche qu'à fausser compagnie le personnage principal, et ce dernier. J'ai peut-être juste quelques réserves sur la petite fille malade et prophétesse que le groupe croise sur leur chemin, unique incursion du fantastique, qui insiste un peu trop à mon goût sur la destinée de ce peuple (un peu comme le diable dans
La passion vis à vis de Jésus).
Enfin, la dernière partie est consacrée entièrement au survival, et ce que je trouve bien, c'est que pour une fois, le héros ne se transforme pas soudainement en fonction de la situation : il tire profit de ses capacités et d'un environnement qu'il connaît par coeur, utilisant la nature et les pièges de chasseur contre ses adversaires/guerriers. Même la motivation du personnage principal, sa femme laissée dans un trou, justifiant ainsi son retour dans la forêt, est juste et pas plombant (hormis peut-être le coup du bébé un peu too much pour moi). Sans oublier les dangers naturels de la forêt, bien présents, et intégrés au périple. Bref, ce n'est pas un environnement vide, loin de là.
Ainsi, du début à la fin, l'immersion est totale et sensitive, l'une des plus belles que j'ai vue dans un film historique du genre depuis
Le nouveau monde. Mais ici le voyage n'est pas intérieur mais surtout viscéral, physique. Néanmoins le symbolique n'est pas absent, d'abord présent dans la mentalité du personnage principal, qui essaie par exemple de sauver un blessé alors qu'il galère lui-même. Puis dans la progression du groupe elle-même, avec ce décor naturel qui se transforme au fur et à mesure qu'ils approchent de leur destination, cette "civilisation", opulente et décadente, religieuse et inhumaine, une partie magnifiquement racontée car presque entièrement visuelle (soutenue par un superbe score, tout en puissance). Puis l'opposition entre ces deux peuples est loin d'être manichéenne, avec cette relation chef de groupe - subalterne & fils qui se développe, apportant des éléments qui ne font pas d'eux des méchants lambdas, avec des valeurs guerrières finalement assez proches de leurs nouveaux esclaves, mais avec une finalité toute de même différente (d'un côté l'harmonie avec la nature, de l'autre la soumission des hommes à leur Dieu tout puissant, insatiable à leur image). Et il y a enfin ces deux derniers plans, peut-être les plus puissamment symboliques, avec d'un côté cette trouée entre les arbres donnant vers les bateaux étrangers (faux sauveurs, continuateurs d'une civilisation tout autant dévoyée que celle des mayas sacrificiels), et de l'autre une forêt qui se ferme, choix authentique d'une nouvelle vie. Après le conflit inter-ethnique, puis à présent face à la menace latente extérieure, il s'agit peut-être du dernier bastion d'espoir d'une humanité préservée. Une conclusion à la fois belle, simple, et efficace.