Si Akira Kurosawa s'est fait essentiellement remarqué par ses films de samouraïs, il ne faudrait pas oublier qu'il est tout aussi talentueux dans le genre du polar.
Entre le ciel et l'enfer (
High and low), se situe à mi-chemin entre la chronique sociale (comme son titre l'indique) et l'enquête policière. Le réalisateur retrouve donc un cadre qu'il n'a jamais quitté, celui des bas-fonds (
L'ange ivre et
Le chien enragé étant les plus emblématiques), y compris dans certains de ses films de samouraïs (qui sont presque toujours au chômage). C'est son créneau pour nous parler de questions qui l'ont taraudé, comme celle du mal. Dès la musique du générique (qui se fera ensuite très discrète), nous savons que le sujet sera poignant, nous donnant l'impression de voix outre-tombe, d'un cri associé à l'ensemble de la ville que l'on voit défiler devant nos yeux. Sauf qu'ici le point de départ est inversé par rapport aux films précités, puisqu'il se positionne dans une maison perchée au-dessus de la ville, symbole de la réussite sociale, surplombant un quartier pauvre. L'histoire est structurée de manière quasi mathématique, une qualité pour sa clarté exemplaire, ce qui n'est pas sans défaut. Ainsi, l'émotion aux moments-clé n'atteint pas toujours le niveau espéré. Les lieux d'action sont aussi très méticuleusement choisis, peu nombreux et épurés visuellement à la manière d'un Hitchcock, mettant ainsi en place une tension importante : le "haut" (sans rapport avec le "bas", dans une sorte de huis-clos), le train (lieu où l'argent sera remis, qui signifie aussi le tournant radical d'une vie, un retour à la case départ), le bureau immaculé de la police, et enfin le "bas" décadent (à la fois électrique et fantomatique).
L'une des grandes forces du film est sa subtilité. Il n'était pas aisé de nous impliquer dans les enjeux d'une entreprise sur les chaussures. Et pourtant nous sommes captivés par les enjeux qui s'y déroulent, se situant entre impératif économique (il faut que ça rapporte) et éthique commerciale (délivrer un bon produit) : le personnage principal (Toshiro Mifune, qui nous livre encore ici un jeu intense, impeccable dans ce rôle) représente ce dernier aspect. Et bien que l'argent soit un motif important pour lui, ses principes vont le perdre face au cynisme de ce monde où tous les coups sont permis pour gagner. Ainsi, la réussite de cette première scène permet d'avoir une empathie relative pour le personnage principal, et donnera toute sa force à la seconde partie, mettant en scène le fameux dilemme moral. Selon moi, le tournant du film, c'est lorsque le huis-clos est brisé (la contrainte narrative, impliquant de fermer les rideaux pour masquer les opérations policières vis à vis du kidnappeur, est à ce titre admirablement utilisée), et que la ville s'offre au fabricant de chaussures après avoir tiré les rideaux. Sa conscience morale s'étend alors au monde, et son humanisme se réveille, s'élargit à un niveau plus large que celui de sa famille, mais qui signifie aussi sa déchéance matérielle. La scène où il délivre l'argent, dans le train, nous permet de comprendre pourquoi il a écrit le scénario de
Runaway train, ce train où tous les espoirs sont déposés, où on apparaît dans sa plus pure nudité.
Par contre, je trouve la partie qui suit un peu moins convaincante. Les films de Kurosawa s'affirment essentiellement par les personnages opposés. Or, après l'épisode du train, l'industriel est laissé de côté (sa descente sociale est simplement évoquée), et nous nous retrouvons entièrement avec l'enquête policière. Celle-ci n'est pas inintéressante, et la mise en scène est bien rythmée, faisant intervenir un personnage par spécialité déployée, illustrée à chaque fois d'un petit flash-back. Mais les policiers sont bien trop propres sur eux, sans défaut apparent (ils ne sont pas corrompus et font bien leur boulot), et réussissent même à convaincre les médias de redonner une bonne réputation à l'industriel. Par contre, j'ai bien aimé ce dernier point, car il permet d'insister encore plus sur le cynisme du monde financier : l'entreprise de la chaussure serait prêt à reprendre l'industriel, car une bonne image image publique, ça rapporte (ce rapport de producteur à industriel est un symbole à peine voilé du statut cinématographique de Kurosawa - et de tout créateur artistique en général - mal compris de son époque). Malgré tout, le film perd un peu de sa force : le fond social et le dilemme moral sont suspendus momentanément, et la reconstitution du portrait criminel est un peu trop clinique, bien que proposant une approche intéressante (je vais en parler un peu plus loin).
Heureusement, le film retrouve une certaine tension dans sa dernière partie. D'abord avec la découverte des bas-fonds, véritable réalité fantomatique, peuplée de quasi morts-vivants, un véritable cloaque moral et géographique (comme dans
L'ange ivre). Ensuite, même si la partie de l'enquête n'est peut-être pas aussi puissante que le reste du film, le portrait du criminel est bien traité, différent des deux premiers films que j'ai cités. Durant tout le film, on l'aperçoit, d'abord sans visage, comme une ombre, et enfin sans voix. Les policiers parviennent à le retracer et à en tirer une description physique. Mais ses véritables motivations morales sont véritablement délivrées à la fin, bien que pressenties tout au long. Lorsqu'il prend la parole, c'est tout un cri d'une frange sociale qui s'exprime à travers lui : le désir des bas-fonds de sortir de son cloaque ; une haine désincarnée contre les riches qui trouve enfin ici un visage, un porte-parole. Toute la subtilité de la scène est recueillie dans un jeu de miroir, qui reflète un visage derrière l'autre, comme s'ils étaient la même personne (à l'image du
Chien enragé, sauf qu'ici n'y a pas de lutte physique entre les deux alter-ego : il s'agit plutôt d'une rencontre asymétrique, distanciée, médiatisée par les jumelles du kidnappeur, l'enquête du policier, ou le rideau du parloir). Pas de manichéisme qui départage ces deux personnages, mais un choix offert au spectateur, libre de s'identifier à la haine de celui qui est au bas de l'échelle, ou à l'humanité reconquise de l'industriel.