L'ombre du loup, première des trois collaborations entre le réalisateur Hideo Gosha et la romancière Tomiko Miyao, porte sur la difficile traversée des femmes dans l'univers cruel des hommes au début du siècle dernier. Et décidément, j'ai beaucoup de mal avec le tournant cinématographique de Gosha inauguré par ce film, étant en quelque sorte obligé, à partir des années 80, de s'adapter à son public de l'époque qui délaissait progressivement les écrans de cinéma pour la télévision (d'où peut-être la narration feuilletonesque - même si ce n'est pas une première : elle est ici différente, plus maniérée et stylisée - qui a ses défauts, j'y reviendrai), et était dominé par la gente féminine (d'où l'intérêt pas si nouveau de Gosha pour les femmes désormais au centre de quasiment tous ses films).
Pourtant, j'aime bien la première partie malgré une thématique qui me rebute un peu. Nous suivons le parcours d'une petite fille, confiée à un parrain local (Tatsuya Nakadaï) pour que ce dernier protège sa famille qui vient d'arriver dans la région. On nous montre ainsi les coulisses de l'univers impitoyable des yakuzas via le regard des femmes, véritable métaphore d'une certaine représentation de la vie, illustrée par un combat de chiens (même image que dans
Chien enragé, visiblement très courante au Japon pour figurer ce mode de vie) auquel assiste le parrain et la jeune fille au lieu que celle-ci aille à l'école (seul échappatoire pour elle, au sens propre et figuré, voie royale pour se construire une vie entièrement personnelle). Bref, la vie est dure, il faut se battre comme une bête pour ne pas se laisser faire, avec des femmes utilisées comme des objets sexuels par les hommes qui ont du pouvoir et n'ont pas le droit de résister à leurs avances (oui, Gosha nous gratifie de séquences croustillantes dans le genre), ce qui donne lieu à quelques scènes ambigües entre le parrain et la jeune fille.
On ne pourra pas dire le contraire, les personnages apparaissent toujours très vivants devant la caméra de Gosha, hauts en couleurs, surtout Nakadaï qui porte le film. À première vue, son interprétation peut paraître exagérée et cabotine. Mais si on pense au reste de la carrière de Gosha, cette tendance à se moquer des yakuzas et de leurs rituels est dans la continuité dans ce qu'il a fait. En tous cas, j'ai trouvé son personnage plus intéressant cette fois-ci. Personnalité exubérante mais sincère, on est tour à tour subjugué par son charisme, son sens particulier de la dignité (cette volonté pour venger son chien et sa droiture devant l'appel de la chair !) et de l'humour, mais aussi par sa cruauté surprenante lorsqu'on vient l'approcher de trop près (comme ces scènes où ça dégénère avec sa fille adoptive, ou son gendre, contraint à se trancher le doigt).
Malheureusement, même si ça se prête bien à la narration feuilletonesque du film, ça manque parfois de nuance dans la caractérisation des personnages, et aussi des classes sociales, trop bien tranchées, ce que n'arrange pas le problème des transitions narratives. En effet, il n'y a pas de vrai sens du temps dans ce film, et ainsi le profil psychologique des personnages se modifie devant nos yeux alors que l'histoire est censée durer au moins dix années (les deux seules ellipses que j'ai trouvé réussies sont le passage de l'enfance à l'âge adulte, et l'une des séquences ultimes de Nakadaï qui rend bien compte de la transformation morale de ce dernier). Le parrain local (Nakadaï) passe en une scène (celle du fameux molestage du professeur qui subit tout en résistant verbalement) d'un malfaisant à un bienfaiteur de la société, et surtout la jeune fille, après tout ce qu'elle a subi, d'une volonté constante de se démarquer de cette famille à un attachement affectif à cette dernière (le pompom arrive avec sa mère adoptive alors que rien ne semblait amener à un tel dévouement de bonne petite fille), marquée par ce fameux moment où elle est insultée par ses beaux-parents qui l'accusent de la mort de leur fils (on comprend que ce revirement procède de cette volonté primaire de ne pas se laisser faire, et de ne pas être rejetée quelle que soit son identité ou ses origines, mais bon après avoir été molestée par son père adoptif, on ne comprend plus trop ses réactions). Dernier soucis, la seconde partie verse un peu trop dans le pathos généralisé à mon goût, dominée par la maladie, la mort des proches, la déchéance sociale du parrain, le désir du parrain de consommer sa relation incestueuse avec sa fille adoptive, et la difficulté de vivre en dehors de la micro-société des yakuzas. Ainsi le temps m'a semblé bien long (2h20 dont plus d'1h00 allouée à ces séquences).
Tout n'est pas à jeter, c'est parfois touchant et fort (tel que le beau climax avec Nakadaï qui devient concrètement un chevalier et la déception qui s'en suit), mais vu qu'il nous manque des scènes pour relier les personnages (entre la fille et le parrain, et entre la fille et sa mère adoptive), on a du mal à avoir vraiment de l'empathie pour eux. Leur personnalité n'en est pas moins intéressante à suivre, en tête le personnage de yakuza qui finira, en essayant d'être une bonne personne malgré ses origines, abandonné de tous, et cette jeune fille, qui fera montre d'une véritable détermination en dépit de tout pour s'en sortir à tous points de vue (ce plan final avec le parapluie, cette dignité qu'elle suggère malgré sa peine évidente, c'est beau).
Malgré tout, on nous offre deux beaux portraits d'homme et de femme (traités d'égal à égal, ce qui est une première avec Gosha), comme Gosha savait déjà si bien le faire dans ses précédents films, mais cette tendance maladive commencée avec
Les Loups à ne plus savoir écourter ses films est quand même bien pénible. Pourtant, ce film ne manque pas d'intérêt dans sa filmographie, car en explorant son rapport aux femmes, il accordera de plus en plus de place à ces dernières en faisant d'elles les nouveaux personnages forts de ses histoires. Mais ça reste quand même en deçà de ce que ce réalisateur a pu proposer avant, rien qu'en termes de rigueur narrative et d'approfondissement des personnages qui manquent ici de cohésion. Heureusement que Nakadai apporte encore ici son charisme légendaire tout en livrant un final plein de fureur qu'on ne retrouvera plus chez Gosha pendant un bout.