Véritable film testament de Kenji Misumi, ce dernier signe son oeuvre la plus optimiste et la plus aboutie malgré une tonalité dramatique très forte. On peut presque dire qu'il a eu de la chance de terminer sa carrière sur un tel chef-d'oeuvre, qui respire l'amour qu'il avait pour le genre du chambara. La période couverte est exactement la même que dans
Le dernier samouraï, sauf que le cadre historique est davantage respecté, comme en témoignent les nombreux sous-titres nous situant les différents personnages historiques. Il s'agit d'un adieu à une époque finissante, crépusculaire, prenant un samouraï sans maître comme témoin du changement, et dont l'amitié avec d'autres acteurs très représentatifs de cette époque (partisans de l'ancien ou du nouveau pouvoir), ainsi que l'aspect émotionnel et nostalgique me font beaucoup penser aux
Il était une fois (en Chine, dans l'Ouest, en Amérique, ...). Puis enfin, il y a cette musique magnifique, probablement le plus beau score du metteur en scène (pourtant connu pour la qualité de ses musiques qui parviennent chaque fois à apporter un petit plus en termes de mise en scène et de transport émotionnel), sorte de trémolo composé de piano, de trompette, et de violon (on dirait du Leone).
Le seul petit défaut selon moi, plus subjectif qu'autre chose, est la difficulté du spectateur à retenir les nombreux noms des personnages (surtout durant l'introduction, qui nous plonge directement dans l'action), mais heureusement ils ont tous une trogne et un charisme uniques qui nous permettent de les reconnaître tout de suite. Le film est divisé en deux grandes parties, l'une se déroulant à partir de la lutte acharnée entre le nouveau monde (symbolisant l'ouverture) et l'ancien (symbolisant le repli), ponctuée par la poursuite du pouvoir royal - actuelle autorité en place - des partisans du Shôgun - devenus rebelles et espions, et tentant de reprendre les rennes du pouvoir -. Dès les premières images, nous sommes plongés dans le vif de l'action, et concentrent déjà les thèmes du film : violence entre les deux camps se battant pour le pouvoir ; profond dégoût des anciennes valeurs et de la classe des samouraïs (moqueries des vainqueurs à l'égard des morts) ; la vie reprend ses droits malgré l'ampleur du charnier (instant de paix surréaliste animé par des chants d'oiseaux alors que l'odeur du sang est encore palpable). Le cadre historique n'est pas trop développé, résumant les batailles les plus importantes en quelques plans, et le script se concentre surtout autour du destin des personnages et les combats qui les concernent individuellement. Le rythme est très bien géré selon moi, et je ne me suis jamais ennuyé, grâce à une bonne alternance entre combats très bien filmés comment souvent chez Misumi (très réalistes, mais explosant parfois en une violence digne d'un
Baby Cart sans son côté surréaliste avec ses geysers de sang) et développement psychologique des personnages qui me fait plus penser à la
Trilogie du sabre ou aux
Zatoïchi, qu'aux
Baby Cart (tous du même réalisateur), lorgnant beaucoup du côté des valeurs héroïques chevaleresques.
Finalement, trois personnages sont particulièrement développés. Le premier, le héros peut-on l'appeler, n'est attaché à aucun régime, et a une destinée particulière unique. Durant l'enfance, on lui avait prédit aucun avenir, et il a voulu se donner la mort pour cela, mais sera recueilli par un samouraï qui le sauvera, et lui apprendra à se battre. Nous assistons à son retour chez lui, mais suivant un montage alterné très bien senti, nous suivons aussi son entraînement et sa relation avec son maître, qui lui inculquera des préceptes très chevaleresques qui l'éloigneront des conflits habituels :
l'art du sabre n'est pas destiné à tuer, mais à l'épanouissement personnel, par soi ou par les autres. En résumé, il représente l'espoir de ce Japon en pleine métamorphose, celui qui doit survivre (ce qu'il n'était pas prédisposé à être en raison de sa condition physique) malgré les difficultés rencontrées. Pourtant il lui arrivera bien des malheurs (assassinat de ses amis, de sa femme, et de son maître), mais il a cette force morale qui l'empêche de se venger, dans la mesure du possible tout du moins (à la suite de la mort de sa femme, il exprime une violence proche des épisodes de
Baby Cart). Il s'agit d'un personnage qui pourrait paraître extraordinairement naïf s'il avait été interprété par un autre acteur ou s'il était moins bien écrit : beaucoup moins lisse qu'il n'y paraît, nous assistons à un conflit interne qui l'habite, entre optimisme (impliquant l'adaptation aux drames personnels et au(x) tournant(s) de l'histoire) et trouble moral qui le taraude (interrogation proche du sens du destin, un thème souvent traité chez Misumi : par exemple, ses deux pères - biologique et spirituel - sont tous deux engagés dans la guerre civile, suivra-t-il finalement le même chemin de violence, de loyauté, et de fatalité qu'eux ?), dans une dialectique finalement très chevaleresque. Attaché ni au devoir des samouraïs (soumis au Shôgun) ni aux partisans du nouveau pouvoir (soumis au roi), il incarne une nouvelle race de samouraï qui trace sa route au milieu, à l'instar du héros de
Baby Cart, mais d'une manière totalement opposée, baigné dans une lumière positive malgré les drames qui surviennent, simplement guidé par le sens de la fraternité et des loyautés inter-individuelles, qui constituent à la fois sa force et sa faiblesse. Les deux autres personnages sont chacun partisans de l'une des deux formes du pouvoir. L'un représente l'âge d'or des samouraïs, tempéré du moins jusqu'à ce que sa classe soit menacée. L'autre est passionné, et désire intensément gravir les échelons alors qu'il était tout en bas de l'échelle sociale. Loin d'être manichéens, ils sont animés par une certaine sincérité, mais leurs choix et leur désir d'intégration ou de rejet aux temps modernes les conduiront vers des voies plus obscures. Il y a une scène puissamment nostalgique, qui réunit autour d'un repas tous ces personnages aux destinées bien différentes avec d'autres individus aux chemins semblables, et qui me fait penser par exemple aux futurs Johnny To : malgré leurs différences et différends, tous se retrouvent en un instant sur un pied d'égalité, mais nous savons en même temps que ce moment ne durera pas, ce qui en fait toute la beauté mélancolique. Nous pressentons bien que face à cette période en proie à la métamorphose, seule la solidarité a un sens. Enfin, plus que dans aucun autre film du cinéaste, les femmes ont un rôle très important (elles sont aussi très différentes : une guerrière bien efficace, une religieuse qui n'hésite pas à avoir des relations sexuelles car elle aime ça, une femme au foyer qui convainc son prétendant avec raison de faire respecter sa promesse d'aller au théâtre avec elle plutôt que de faire un duel amical ...), et apportent un côté émotionnel essentiel pour rendre ces personnages-hommes encore plus humains, dotés de principes et d'ambitions, mais aussi de désirs tout simples.
La seconde partie, tout aussi essentielle que la première, comporte moins de combats que dans cette dernière, et insiste fortement sur le tournant événementiel de la victoire du pouvoir royal sur le Shôgun, d'abord avec l'apparition de la technologie occidentale, et surtout des nouvelles normes sociales : nouvelle coupe vestimentaire et capillaire avec la disparition du chignon, disparition de la classe des samouraïs, ... Il n'est donc pas étonnant que le héros soit barbier, se retrouvant de nouveau en plein milieu des changement sociaux (une moustache représente l'ascension sociale (ainsi qu'un rapprochement physique avec l'Occident), alors qu'avant le chignon occupait cette place symbolique). Puis finalement, Misumi nous montre que le processus du changement n'est pas terminé avec l'abdication du pouvoir royal, se retrouvant dans la même position que celle du Shôgun auparavant : dans l'Histoire, il n'y a pas de gagnants. Enfin, le duel final vient confronter la force morale du héros, qui vient se terminer en notes encourageantes pour la suite, malgré le destin funeste de ceux qui s'accrochent au passé. Vraiment triste et sublime à la fois.
Pour en venir à la mise en scène, celle-ci est bien plus discrète qu'à l'accoutumée (je ne reviens pas sur le réalisme des combats au sabre, un modèle du genre, à la fois diversifiés dans leur manière d'être filmés et leur configuration (duels ou 1/10), et dotés d'une très bonne chorégraphie), surtout après avoir vu une bonne douzaine des films de Misumi. Elle sert avant tout le récit, qui compte parmi l'un des plus aboutis de ce que j'ai pu voir de ce dernier (alors que son esthétique prend le pas habituellement sur l'histoire), faussement simple, et tournant principalement autour des personnages (bien mis en valeur par des gros plans sur les visages, une tendance chez le metteur en scène), tous soit approfondis, soit suffisamment consistants pour qu'on s'y attache. Enfin, au niveau de la symbolique, il y aurait toute une étude à faire autour de la place du sabre dans le film (par exemple, il reste à la porte d'une maisonnée pendant qu'un couple se retrouve malgré les dangers encore présents, manière de dire que l'amour et la violence ne peuvent pas cohabiter sous un même toit), et aussi du pont, lieu de rencontre et de changements continus (le père et le fils qui se croisent rapidement ; des processions du pouvoir qui s'y déroulent, ...). Au niveau du fond et de la forme, il s'agit probablement de l'un des films les plus riches et accomplis de Misumi.